Extrait de Avec William Burroughs – Notre Agent au Bunker de Victor Bockris, éd. Denoël, 1985.  Traduction: Isabelle Baudron

With William Burroughs – A Report  from the Bunker

William et Susan après le dîner dans mon appartement. Photo Gerard Malanga

Avec William Burroughs

Sur l’écriture

Dîner avec Susan Sontag, Stewart Meyer et Gérard Malanga: New York 1980

BOCKRIS: Qu’est-ce que l’écriture?

BURROUGHS: Je ne pense pas qu’il y ait de définition. « Mektoub: C’était écrit. » Quelqu’un a demandé à Jean Genet à quel moment il a commencé à écrire et il a répondu: « A la naissance. » Un écrivain écrit avec la totalité de son expérience et celle-ci commence à la naissance. Le processus commence bien avant que l’écrivain mette en contact le stylo ou la machine à écrire et le papier.

SUSAN SONTAG: Écrivez-vous tous les jours?

BURROUGHS: Je me sens très mal si je ne le fais pas; c’est un véritable martyre. Je suis intoxiqué à l’écriture. Et vous?

SONTAG: Moi aussi. Si je n’écris pas, je ne tiens pas en place.

BURROUGHS: Plus on écrit, mieux on se sent, je crois.

SONTAG: Je me suis entraînée à pouvoir produire une partie de mon écriture en me disant tout à fait sincèrement qu’elle ne serait jamais publiée. Il en sort parfois quelque chose.

BURROUGHS: Les gens mettront le grappin dessus à moins que vous ne le détruisiez. Comme le vieil Hemingway qui s’est fait prendre avec un coffre bourré de manuscrits.

SONTAG: Écrivez-vous à la machine?

BURROUGHS: Uniquement. Je peux difficilement écrire à la main. Je me souviens que quand on demandait à Sinclair Lewis ce qu’il fallait faire pour devenir écrivain, il disait toujours: «  Apprendre à taper à la machine. »

STEWWART MEYER: Je me souviens de m’être réveillé au Bunker et d’avoir entendu la machine crépiter comme le tonnerre. James Grauerholz m’a dit que chaque matin Bill se lève, prend un café et un gâteau et s’installe devant sa machine.

BURROUGHS: Je ne suis pas chez moi sur terre, comprenez-vous. Je suis essentiellement concerné par la question de survie – par la conspiration Nova, les criminels Nova et la police Nova. Une mythologie est possible dans l’ère spatiale, où nous aurons encore des bons et des méchants pour ce qui est des intentions envers cette planète. Je sens que l’avenir de l’écriture est dans l’espace, pas dans le temps.

SONTAG: Ce livre (Cités de la nuit écarlate) qui fait 720 pages, l’avez-vous écrit d’une seule traite? Je ne vous demande pas si vous ayez fait des corrections. Votre méthode est-elle d’écrire d’un seul bloc en ayant ensuite une version à corriger ou l’écrivez-vous passage par passage?

BURROUGHS: J’ai utilisé plusieurs méthodes. Certaines ont été désastreuses. Dans ce livre, j’ai tendu à aller de l’avant et à écrire une centaine de pages d’un seul jet puis je me suis enlisé dans des révisions. Généralement j’écris des étapes de dix pages. Je fais une version d’un chapitre, je reviens dessus deux ou trois fois, je l’arrange approximativement de la façon qui me convient puis j’en sors et je continue parce que, si je le laisse s’entasser, j’éprouve une sensation d’écœurement de trop écrire. Vous voyez, on s’est sur-écrit soi-même alors qu’on aurait dû s’arrêter, revenir en arrière et corriger. Il n’est pas d’écrivain qui ne vaut le pain qu’il mange qui n’ait expérimenté tout le poids du blocage de l’écrivain.

BOCKRIS: Combien de temps vous a-t-il fallu pour écrire votre livre sur le cancer?

SONTAG: C’était facile et rapide. Tout est dur pour moi, mais c’était facile. J’étais inspirée. Quand vous êtes complètement imprégné d’un sujet et que vous y pensez tout le temps, l’écriture vient, et aussi quand vous êtes en colère. Les meilleures émotions qui poussent à écrire sont la colère et la peur ou l’épouvante. Si vous éprouvez des émotions comme celles-ci, vous travaillez sans effort.

GÉRARD MALANGA: Je pensais que c’était l’amour jusqu’à ce que l’amour prenne la troisième place.

SONTAG: L’amour vient en troisième. L’émotion la moins stimulante pour écrire est l’admiration. C’est très difficile d’écrire sous l’influence de l’admiration parce que le sentiment de base qui l’accompagne est une humeur passive et contemplative. C’est une émotion très forte mais elle ne vous donne pas beaucoup d’énergie. Elle vous rend passif. Si vous l’utilisez pour écrire, une étrange langueur vous envahit et combat l’énergie agressive dont vous avez besoin pour écrire, alors que si vous écrivez sous l’empire de la colère, de la fureur ou de la peur, ça va plus vite.

BOCKRIS: William, n’as-tu jamais écrit quoi que ce soit par admiration?

BURROUGHS: J’ignore ce que ce mot veut dire, j’ai l’impression que c’est une émotion fade.

SONTAG: Bill, supposez que vous acceptiez, ce que peut-être vous ne pourriez concevoir, d’écrire sur Beckett. Quelqu’un vous a fait une proposition à laquelle vous avez répondu, oui, j’aimerais exprimer mon point de vue sur Beckett et mon sentiment à son égard est particulièrement positif. Je pense que c’est plus dur de s’en tirer d’une façon satisfaisante que quand vous attaquez quelque chose.

BURROUGHS: Je n’ai aucune opinion là-dessus.

SONTAG: Victor me demandait combien de temps j’avais mis pour écrire le petit livre sur la maladie. Je l’ai écrit en deux semaines parce que j’étais dans une telle colère que j’écrivais avec fureur sur l’incompétence des médecins et sur l’ignorance, les mystifications et les stupidités qui provoquent la mort des gens, et cela me motivait. Dans le même temps, je venais juste de terminer un essai sur un sujet que j’adore, le film de Syberberg qui dure sept heures sur Hitler et j’ai mis des mois à l’écrire.

BURROUGHS: Je vois ce que vous voulez dire, mais ça ne correspond pas à ma propre expérience.

SONTAG: Je pense que vous écrivez plus exclusivement sous la poussée de la remontrance ou de l’objection, en quelque sorte.

BURROUGHS: Une grande partie de mon écriture, à laquelle je m’identifie le plus, n’est pas du tout écrite sous l’influence d’objection d’aucune sorte, ce sont des messages poétiques, la complainte toujours triste de l’humanité, ma chère, des déclarations strictement poétiques. Si je m’amuse un peu du contrôle avec le Dr Schaeffer, le Môme Lobotomie, les gens disent: « Ce sombre pacifiste persécuté qui est obsédé par le rejet de la technologie. »  Quelle bande d’imbéciles! Je fais juste un peu de satire, c’est tout. J’en ai tellement marre de cette lourde image qui me colle à la peau; dès que je fais une petite plaisanterie quelqu’un me tombe dessus en s’écriant: « Ah! mon Dieu, il rejette tout! » Merde ! Les critiques donnent toujours de moi une image négative, mais les essais dans Light Reading for Light years vont me faire ressembler à un genre de vieil original du XIXe siècle qui pensait que le Brown Sugar est la réponse à tout et qui pratiquait quelque chose qu’il appelait la respiration du cerveau. Vous savez, il croyait à la boîte à orgone de Reich. Je crois que la véritable fin de toute civilisation survient à la mort des derniers excentriques. La scène excentrique anglaise était d’une fécondité exceptionnelle. C’étaient des fainéants. Un homme se prit d’un tel goût pour son lit qu’il mourut d’une embardée d’inertie, un autre se contentait de faire le tour de son domaine et il était si paresseux qu’il mangeait les fruits sans les cueillir, voyez-vous, ce qui en réalité lui demandait beaucoup plus de peine que s’il les avait effectivement cueillis. Oui, les excentriques anglais étaient une race remarquable.

SONTAG: Il y a les excentriques du Sud.

BURROUGHS: Oh! Dieu du Ciel, oui, ils vivent dans leurs États décadents, contrôlés par leurs esclaves.

 

Victor Bockris: Avec William Burroughs