Psychiatrie, le Carrefour des Impasses (16)

 

          Hôpital de Thouars. Lundi 12 février 2001

 

          Mesdames, Messieurs,

 

          Nous sommes réunis en cet instant pour honorer le mémoire du Dr Bernard LAFOND. en donnant son nom aux unités psychiatriques de l’hôpital de Thouars.

 

          Mme Annick LAFOND m’a demandé de prononcer quelques mots, pour évoquer son mari. Je l’en remercie. J’ai connu Bernard LAFOND alors que jeune médecin des hôpitaux je cherchais mon premier poste. C’est ainsi que je fis connaissance fin octobre 1973 de celui qui allait devenir mon chef de service et plus tard un ami. Je le rencontrais, entre deux consultations, au dispensaire de la rue Voltaire. Chaleureusement accueilli et immédiatement « embauché » malgré mon jeune âge, (j’avais alors 29 ans ), et mes cheveux longs, il me donna carte blanche pour combattre la folie sur le secteur de Bressuire.

 

          Bernard LAFOND avait accepté comme psychiatre départemental, c’est comme cela qu’on disait, de venir pratiquer la médecine psychiatrique, seul praticien de cette spécialité sur le vaste territoire du Nord Deux-Sèvres. Il lui fallut créer de toutes pièces, en 1969, une implantation et induire une dynamique de soins sur un site qui n’y était pas préparé. Cela n’alla pas sans difficultés mais Bernard LAFOND y « croyait  » et se mis à la tâche. Il me raconta souvent, par exemple, comment à ses débuts, l’administration ne pouvant mettre de bureau à sa disposition, on lui avait aménagé un local dans la lingerie de l’hôpital. Heureusement, la solitude n’était pas totale, aidé qu’il était par une petite équipe infirmière dont certains éléments, et cela me paraît remarquable, avaient accepté de le suivre jusque sur ces terres, venant de l’Essonne où ils l’avaient connu comme interne puis comme médecin-assistant au centre hospitalier psychiatrique Barthélémy Durand.

 

          Bernard LAFOND, né le 3 avril 1934, avait commencé des études de médecine à Alger puis s’y était initié à la psychiatrie, et y avait connu quelques grands noms de notre discipline tels que Porot et Sutter. Ses études terminées à Bordeaux, son goût pour la psychopathologie s‘était précisé et il décida de faire carrière comme médecin des hôpitaux psychiatriques ;

 

          A la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, la pratique psychiatrique publique était largement soutenue par un certain idéal social et politique qui se concrétisait dans une doctrine: la psychiatrie de secteur. Bernard LAFOND élevé dans des valeurs chrétiennes catholiques et un idéal de service, patriotique et militaire, fit sienne naturellement cette approche de la souffrance psychique, tant dans sa dimension médico-psychologique que dans sa dimension socio-culturelle; mais il le faisait à sa manière, avec cette distance souriante et bienveillante qui le préservait des enthousiasmes peu réalistes dans lesquels je dérapais, moi-même parfois.

 

          Sur un terrain peut-être n’était-il pas complètement à l’aise: celui de la psychanalyse: je crois qu’il a toujours été vivement intéressé par l’approche intime des phénomènes psychiques comme seule la psychanalyse peut le permettre, mais son parcours existentiel ne lui a pas laissé la possibilité d’y investir le temps, l’argent, les forces nécessaires. Je pense qu’il en avait gardé longtemps un regret douloureux mais caché.

 

          A ces côtés, comme son adjoint, puis rapidement comme chef du secteur de Bressuire, j’ai vécu cinq années d’un grand bonheur professionnel, sans le moindre conflit, même si nos styles médicaux étaient différents.

 

          Nous faisions la psychiatrie de l’adulte, la pédopsychiatrie, la lutte contre l’alcoolisme et les maladies mentales, avec plaisir et j’espère avec un certain succès. Nous nous déplacions dans la campagne, avec la deux-chevaux de service, pour des visites au domicile des patients et des familles, nous poussions à la création d’un centre d’animation sociale, nous animions des soirées ciné-club, par exemple autour du film Family Life[1], pour mieux faire connaître la psychiatrie et la montrer sous un angle moins effrayant, nous assurions la formation des équipes infirmières, ainsi que des interventions dans les lycées et institutions, au CMPP[2], etc.

 

          Il y avait quelque chose d’une ivresse dans notre pratique – qui souvent suscitait un certain effarement de nos directeurs, du conseil d’administration (je me souviens d’une certaine rencontre avec monsieur V) effarement aussi chez nos collègues médecins à la CME[3] de l’époque – qu’il me soit permis d’exprimer à ces confrères mon cordial souvenir- Ivresse dont je garde une profonde nostalgie. Nous faisions une psychiatrie qui avait du goût !

 

          Ce puissant mouvement de vie qui nous animait fut rendu possible parce que le personnel infirmier et nous-mêmes nous sentions très proches. Je ne citerai pas de noms car je craindrais d’en oublier mais ils sont encore très présents à ma mémoire, même si certains ont hélas disparu et je voudrais en votre présence leur dire mon estime et les assurer de mon fidèle souvenir.

 

          Le découplage voulu par le législateur entre le corps médical et le personnel infirmier, la disparition du corps des infirmiers psychiatriques sont je le pense des coups mortels à la psychiatrie de secteur dont il ne reste plus maintenant que les apparences; l’esprit en est mort et les générations montantes de soignants psychiatriques me paraissent passer plus de temps à cocher sur le papier les grilles de Virginia Henderson qu’à vivre authentiquement auprès des malades.

 

          D’autres diront, sans doute, comment Bernard LAFOND a poursuivi son œuvre – je suis parti de Thouars. en 1978 – par exemple l’ouverture d’un appartement thérapeutique, d’un hôpital de jour, d’un dispensaire à Airvault, etc., sans parler de son action comme président de la commission médicale d’établissement…

          Aussi, je voudrais, à ce moment, quitter ce rappel en forme de nécrologie – sans tristesse cependant – pour, si vous me le permettez, Mesdames, Messieurs, Annick, changer de manière, sur un ton plus personnel cette fois:

 

          Je m’adresse à toi Bernard et je voudrais dire le trouble que je ressens, là, évoquant le médecin que tu étais. L’image du collègue s’estompe et c’est l’homme, l’ami qui s’avance: et cet homme que tu as été est digne et force le respect.

 

          Homme tu as été, homme tu as aimé, homme tu as souffert. J’ai connu Anne, je connais vos enfants. D’Anne j’ai connu les souffrances et les troubles. Que sa présence tragique nous accompagne quelques instants, sans crainte…

 

          Tu as aimé tes enfants, tu m’en parlais souvent, je te parlais des miens. Que Thierry, Marie-Thérèse, Patrick, Dominique, François, Hélène, sans oublier Natacha, veuillent bien accepter mes salutations sincères.

 

          Tu as traversé, avec un courage admirable, ces épreuves, trouvant encore suffisamment de force de vie pour que triomphe l’amour, auprès de ta femme Annick, l’assumant, tous les deux, crânement.

 

          C’est alors que le destin te rattrape et que le cancer te frappe. Là encore ta fermeté d’âme est rayonnante. Tu n’ignores rien de la maladie qui t’envahit ; tu vis et travailles pleinement ; tu souris; tu luttes pied à pied, soutenu sans défaillance par Annick et tu nous quittes sans bruit, presque doucement comme pour ne pas nous déranger ce 26 juillet 1994. Tu n’étais pas un donneur de leçons, Bernard ; mais sois assuré que nous nous souvenons de ton exemple.

 

          Revenons à la cérémonie qui nous rassemble: il me paraît juste et bon que ces unités psychiatriques portent le nom de Bernard LAFOND. Les Autorités administratives et sanitaires, les élus, les médecins, les personnels, les amis qui ont proposé ce nom ont été bien inspirés. Nous sommes nombreux à nous en réjouir.

 

          Fondateur de la psychiatrie publique dans le Nord Deux-Sèvres, le docteur LAFOND. n’a pas cherché les honneurs.

 

          C’était un psychiatre du rang, un de ceux qui, dans la discrétion, jour après jour, le payant parfois de leur vie ou de leur équilibre mental, offrent une permanence d’écoute humaniste et des traitements psychiques, en particulier pour les plus démunis et les plus exposés des patients: les malades psychotiques. Docteur Bernard LAFOND, cher collègue, ami, tu es ici chez toi. Nous te saluons.

 

          Mesdames, Messieurs, je vous remercie.

 

          Docteur Jean-Pierre VERRIER

 

Notes

[1]. Family Life: film de Ken Loach, 1971, qui traite de l’entrée dans la schizophrénie d’une jeune fille issue d’une famille conservatrice et étouffante. D’abord prise en charge dans une structure novatrice, elle en est retirée par ses parents et internée dans un hôpital asilaire où elle sombre dans la psychose. Le film s’inspire de l’orientation antipsychiatrique de Ronald LAING et David COOPER. Il traite de l’influence d’une problématique familiale qui, privant l’individu de tout libre arbitre, le conduit à la schizophrénie, et il montre un système psychiatrique qui, ignorant l’aspect relationnel et l’influence du milieu pour se limiter aux traitements médicamenteux et aux électrochocs, enferme inéluctablement les patients dans la folie.

[2]. CMPP: Centre Médico Psycho Pédagogique.

[3]. CME: Commission médicale d’établissement.