Psychiatrie, le Carrefour des Impasses (18)

 

Mort d’Élodie Multon

           Depuis que j’ai commencé la rédaction de ce livre en 1991, la situation en psychiatrie et dans les hôpitaux publics a empiré, et les faits confirment les analyses effectuées au fil des années et des chapitres qui se sont succédés depuis.

          Il s’achève avec la mort d’une infirmière, Élodie, Multon, 31 ans, assassinée par un patient  le jeudi 13 février 2020 au centre psychothérapique de Thouars.

https://www.ouest-france.fr/nouvelle-aquitaine/thouars-79100/thouars-meurtre-d-une-infirmiere-vive-emotion-envers-elodie-a-l-ecoute-douce-pro-a6dd118c-4f34-11ea-83a9-48f1b865e916

Thouars. Meurtre d’une infirmière: vive émotion envers Élodie, « à l’écoute, douce, pro »

Au lendemain de l’agression qui a coûté la vie à Élodie, infirmière en psychiatrie de 32 ans, l’ambiance était lourde ce vendredi 14 février sur le site thouarsais de l’Hôpital nord Deux-Sèvres.

Très éprouvé par le drame qui a coûté la vie à leur collègue Élodie, le personnel du site de Thouars de l’Hôpital nord Deux-Sèvres s’est réuni pendant deux heures, ce vendredi matin. | CO

Le Courrier de l’Ouest Fabien GOUAULT. Publié le 14/02/2020 à 17h19 

Pesante et silencieuse à la fois: l’atmosphère était presque irréelle ce vendredi matin devant l’unité de psychothérapie de l’Hôpital nord Deux-Sèvres, à Thouars, moins de 24 heures après l’agression au couteau qui a coûté la vie à une infirmière en psychiatrie thouarsaise.

Élodie, 31 ans, a succombé à ses blessures après avoir reçu un coup de couteau au thorax émanant d’un jeune homme âgé de 20 ans interné depuis une quinzaine de jours pour des troubles du comportement. Les faits se sont produits devant l’établissement, jeudi en fin de matinée, alors que l’agresseur présumé cherchait manifestement à s’enfuir. La victime, maman de deux jeunes enfants, était originaire de Saint-Martin-de-Sanzay, où la nouvelle de sa disparition a évidemment été durement ressentie.

« C’était une infirmière à l’écoute, consciencieuse, douce »

En début de matinée, ce vendredi, le personnel est arrivé au compte-gouttes pour reprendre le travail, là où s’est noué ce terrible drame. Sur le parking du site thouarsais, certains n’ont pu masquer leur émotion avant même de rejoindre le bâtiment. Les yeux hagards, ils ont manifestement dû se donner du courage pour s’extraire de leur véhicule et affronter une présence médiatique évidemment inhabituelle. Mais, les traits tirés, rares étaient ceux capables de se livrer pour mettre des mots sur l’indicible…

« C’est très difficile de parler », confessait vendredi Philippe Cochard, collègue de travail d’Élodie. « Elle est arrivée il y a deux ans au sein du service. Comme beaucoup, c’était une infirmière à l’écoute, consciencieuse, douce, qui prenait soin des gens. C’était vraiment quelqu’un de très chouette », décrit l’infirmier, très affecté. « Elle était très pro, n’avait pas peur des patients. Elle savait les apaiser, les prendre en charge. »

⚫️L’assassinat à Thouars, par arme blanche, d’une #infirmière dans l’exercice de sa fonction n’est il pas aussi répugnant que celui d’un policier en exercice ? Devant le silence – coupable – des pouvoirs publics la question mérite d’être posée. Notre profession est en deuil. ⚫️

— forceinfirmiere2.0 (@forceinfirmier1) February 14, 2020

Ce drame, « on peine encore à y croire », confesse l’ancien représentant CGT de l’établissement. « J’ai 37 ans de métier. Je n’imaginais pas vivre ça un jour… On n’est pas là pour ça. On est là pour soigner. Ce qui s’est passé, cet accès de violence, c’est du quotidien. Des situations compliquées, on en a géré plein et personne n’en savait rien. Sauf que là, il y avait un couteau. »

L’auteur présumé de l’agression fatale, un jeune homme de 20 ans originaire du nord Deux-Sèvres, n’en était manifestement pas à son premier séjour. « C’est un patient qu’on connaissait bien. Même en ayant conscience des risques, ce qui est arrivé est inconcevable. »

Face à cette situation extraordinaire, au sens premier du terme, « on renforce les équipes pour venir travailler. L’ambiance est lourde, bien sûr. On a besoin d’être ensemble, un peu plus nombreux, ne serait-ce que pour se soutenir et s’occuper des patients qui sont encore là. »

          Il m’est impossible de faire une liste du nombre exact des décès parmi le personnel soignant, mais depuis mon départ de l’hôpital, il s’est considérablement accru, particulièrement parmi les jeunes retraités. Il faudrait pour en avoir une idée précise faire appel à la mémoire de mes collègues encore en vie, car la mort d’Élodie, la seule à avoir été causée par un patient, est également la seule qui ait été connue hors de l’hôpital et médiatisée.

          J’ignore ce qu’il en est dans les autres hôpitaux à l’échelle du pays, mais si je me base sur le nombre de ceux qui sont en grève depuis des mois, et dont la dégradation des conditions de travail et de soins est similaire, j’en déduis que la psychiatrie thouarsaise n’est pas un cas isolé.

Quand les soignants démissionnent

          Les soignants s’organisent en collectifs réunissant médecins, infirmiers et aides-soignants, un événement inédit. Plus de mille médecins hospitaliers ont démissionné de leurs fonctions administratives[1].

          Un système hiérarchique pyramidal repose sur la base. C’est elle qui traduit dans les faits les décisions prises aux niveaux supérieurs. Si elle est démunie de tout pouvoir hiérarchique, lequel est symbolique, en revanche elle dispose du pouvoir de faire, de traduire les décisions au niveau des faits. Or une décision n’a de sens que si elle est appliquée; si personne ne l’exécute, elle est nulle et non avenue. Il semble que nos décideurs aient tendance à négliger ce fait. 

« Le pouvoir est fonction d’abord de l’indispensabilité de la fonction, pour l’ensemble humain considéré. Tout individu ou tout groupe d’individus non indispensables à la structure d’un ensemble n’ont pas de raison de détenir un « pouvoir », puisque cet ensemble peut assurer sa fonction sans eux. » (Henri Laborit, La Nouvelle Grille, p. 182).

          En conséquence, le niveau qui détient le pouvoir effectif dans la pyramide hiérarchique est celui de la base; ce sont les niveaux supérieurs qui dépendent d’elle, et non l’inverse. Elle possède non seulement le pouvoir de faire mais également celui de décider de ne pas faire, de ne plus appliquer les décisions imposées par les niveaux du haut. L’autorité de ceux-ci ne se maintient que dans la mesure où la base reste dans l’ignorance de ces éléments. C’est pourquoi cette autorité repose sur une imposture et sur le fait que la base s’y laisse prendre.

          De ce fait, le jour où les gens sur lesquels repose la structure, ceux dont elle dépend et qui constituent la grande majorité des citoyens, réalisent que celle-ci s’exerce à leur détriment, que l’autorité sur laquelle elle fonde sa justification ne représente rien, que les discours à travers lesquels elle se maintient sont en réalité des propos fallacieux destinés à les abuser, et que ce sont eux et personne d’autre qui détiennent le pouvoir effectif, ils prennent alors conscience que si l’administration a besoin d’eux, eux n’ont en revanche nul besoin d’elle.

Nécessité de limites légales fermes

          Sur le plan légal, il est urgent de confronter nos décideurs aux conséquences humaines de leurs décisions et à leur mission de service public: il n’entre pas du tout dans celle-ci d’épuiser les soignants physiquement et psychiquement, ni de dénaturer la santé publique et l’administration par le biais de méthodes de gestion perverses, ni de dégrader la qualité des soins, ni de provoquer la mort de salariés et de patients.

          Les citoyens n’ont pas élu leurs dirigeants actuels pour déstabiliser le pays, ni pour subordonner la sécurité, la santé et les conditions de travail et de vie des citoyens et la gestion de l’argent public à des intérêts privés occultes, ni pour empêcher les agents publics d’assurer leurs fonctions, ni pour leur imposer des réformes nuisibles à la nation sur la base de désinformation économique, ni pour provoquer des catastrophes sanitaires, ni pour vendre à la découpe le pays et ses habitants corps et biens, matériels et immatériels. Bien qu’aucun programme politique n’ait jamais affiché ouvertement de tels objectifs, c’est néanmoins  ceux-ci qui ont été visés depuis 40 ans par les équipes successives, toutes tendances confondues. 

          En raison de la surdité des pouvoirs publics vis-à-vis des multiples avertissements et mises en gardes des soignants depuis des décennies, il n’est plus seulement question ici d’inconscience ni de déconnexion d’avec le terrain, mais d’intention de nuire sciemment, de détournement d’argent public au bénéfice d’intérêts privés, d’escroquerie en bande organisée, et, face à l’augmentation du taux de mortalité, d’homicides volontaires avec préméditation.

          D’où la nécessité de la création d’une commission d’enquête parlementaire qui puisse statuer sur la base des notions de culpabilité et de responsabilité réelles, non limitées aux exécutants, mais étendues à l’ensemble des responsables publics et privés, et susceptible de déboucher sur un procès criminel.

 

Note

[1]. « Plus de 1000 chefs de service démissionnent de leur fonction administrative pour «sauver l’hôpital public» https://www.lefigaro.fr/social/plus-de-1000-chefs-de-service-demissionnent-de-leur-fonction-administrative-pour-sauver-l-hopital-public-20200114