Psychiatrie, le Carrefour des Impasses (6)

 

                Il arriva un après-midi après un bref séjour en service de cardiologie. Il vivait depuis plusieurs années dans une maison de retraite. Le directeur de cette dernière avait demandé quelques temps auparavant qu’il soit suivi par l’équipe de secteur psychiatrique pour des troubles du comportement qu’il attribuait à un délire de persécution, monsieur Agnelet l’accusant, ainsi qu’une infirmière, de lui subtiliser de l’argent sur son livret de caisse d’épargne. Mais les quelques visites d’un infirmier de l’équipe de secteur et le traitement qui lui avait été attribué ne modifièrent pas d’un iota lesdits troubles, et monsieur Agnelet persistait avec virulence dans ses accusations, aussi le médecin de la maison de retraite demanda-t-il son hospitalisation.

                Monsieur Agnelet avait quatre-vingt-quatorze ans. Il se présentait comme un petit homme d’environ un mètre cinquante, chauve et frêle. Sa tenue était soignée : il était vêtu d’un impeccable costume crème et s’appuyait sur une canne au pommeau en ivoire sculpté. A son arrivée il salua en souriant les membres du personnel présents dans le bureau et serra la main de chacun. Puis un infirmier l’accompagna jusqu’à sa chambre et, après qu’il eut rangé ses affaires, il vint s’installer dans la salle à manger devant le poste de télévision.

                Peu avant le dîner, il frappa à la porte du bureau, l’air courroucé : « Dites-moi, je ne comprends pas, on m’avait dit que je devais être hospitalisé en service de médecine, mais ce n’est pas la médecine ici. Je suis entouré de pauvres insensés. », dit-il en désignant de sa canne un petit homme à la tête en pain de sucre qui mâchonnait des mégots et lui tendait pour l’énième fois une main aux doigts couverts de salive brunâtre avec laquelle il s’essuyait la lèvre inférieure. Quelqu’un lui répondit que le service de médecine étant complet actuellement, il avait été aiguillé vers la psychiatrie pour quelques jours en attendant un lit disponible. L’explication sembla le satisfaire. Il fit part à la ronde de ses préoccupations au sujet du directeur de son lieu de résidence habituel qu’il soupçonnait de le voler, ajoutant qu’il tenait lui-même ses comptes à jour, ce qu’il avait fait toute sa vie, ayant exercé la profession de comptable dans un ministère.

                Les jours suivants furent sans histoire. Monsieur Agnelet était un homme courtois avec tous. Il s’était lié d’amitié avec une vieille dame d’origine arménienne et tous deux passaient de longs moments à échanger leurs souvenirs, assis côte à côte. Il participait de bon gré aux petites animations organisées dans le service, récitant des poèmes qu’il avait écrits dans sa jeunesse à la dame de ses pensées et racontant des anecdotes humoristiques.

                Dès le deuxième jour de son hospitalisation, sa chambre à la maison de retraite fut occupée par quelqu’un d’autre. Au bout de six jours, son comportement ne justifiant pas qu’il restât plus longtemps, le médecin le déclara sortant, mais dut entreprendre des démarches auprès du directeur de la maison de retraite, avec l’aide du médecin de la ville attaché à cet établissement, pour que monsieur Agnelet puisse retrouver sa place. Le fait n’était pas habituel, la maison étant en la matière ce qui se faisait de mieux dans la région : les résidents, des gens aisés pour la plupart, y disposaient d’un studio meublé de leur mobilier personnel, d’un coin cuisine et d’une salle de bain avec W.-C.; les locaux, clairs et coquets, n’avaient rien à voir avec les sinistres bâtiments datant du siècle dernier où, jusque dans les années soixante-dix, les personnes âgées étaient alignées dans des dortoirs immenses à longueur d’année sans espoir d’en sortir autrement que les pieds en avant. Le directeur accepta de mauvaise grâce de le reprendre, après avoir obtenu l’assurance que si monsieur Agnelet posait d’autres problèmes, il serait hospitalisé de nouveau. Un infirmier de l’équipe de secteur fut mandaté pour lui rendre des visites régulières. Deux semaines plus tard, il réitérait ses griefs contre le directeur, lequel se plaignait encore de la folie de persécution de son client. Un jour que ce dernier tentait de partir de l’établissement, prétendant qu’on voulait l’empoisonner, il le réexpédia en psychiatrie, non sans avoir requis à son encontre un certificat de placement volontaire1 rendant l’hospitalisation inéluctable.

                Monsieur Agnelet arriva agité et soucieux. Il réintégra sa chambre quittée trois semaines auparavant et retrouva sa place dans la salle à manger à côté de la vieille dame arménienne qui l’accueillit chaleureusement. Les jours passant, monsieur Agnelet demanda à gérer personnellement ses affaires; il exprimait son mécontentement de se voir de nouveau hospitalisé, déclarant que le directeur de la maison de retraite voulait se débarrasser de lui et accusant le médecin du service de rentrer dans son jeu en acceptant de le garder. Comme précédemment, sa chambre à la résidence lui fut retirée, ce qui le conforta dans ses soupçons. N’ayant plus de famille à qui s’adresser, il décida de faire tout ce qu’il pourrait pour sortir et prendre ses affaires en main, sollicitant l’assistant social et le médecin pour qu’ils lui retiennent une place dans une autre maison de retraite. Ses meubles et objets personnels furent transférés à l’hôpital. Son livret de caisse d’épargne ayant été égaré, on finit par en retrouver la trace: le directeur de la résidence déclara l’avoir en sa possession et dit qu’il le renverrait prochainement.

                L’état général de monsieur Agnelet s’altérait. Il s’adressa par écrit au médecin, l’enjoignant de l’aider. Aucune chambre n’était disponible dans les résidences des environs, ce qui venait ajouter à ses soucis. Il mangeait peu et s’affaiblissait. Il tomba malade et fut envoyé en médecine pendant trois semaines. Il en revint fatigué physiquement et, plus désespéré que jamais de se voir une fois de plus en psychiatrie, il entreprit d’écrire une lettre au garde des sceaux pour lui exposer sa situation et lui demander assistance; mais le document, recouvert d’une écriture tremblée et malhabile, alla grossir la partie « correspondance » de son dossier médical et ne parvint jamais à son destinataire.

                Monsieur Agnelet décida alors d’entreprendre une grève de la faim ; les visites du médecin se faisant plus rares, il espérait ainsi amener ce dernier à plus de considération à son égard. Les infirmiers et l’interne se relayaient à son chevet, tentant en vain de le faire revenir sur sa décision et lui exposant les risques qu’il encourait à ne pas manger. Il acceptait bien les aliments liquides, mais ceux-ci ne suffisaient pas à arrêter la dégradation de sa santé. Il écrivit une deuxième lettre au garde des sceaux, d’une écriture encore plus tremblée que la première, qui suivit le même chemin que la première, et continua sa grève de la faim, exprimant son désir d’en finir avec l’existence. Au bout d’une semaine de ce régime, il n’était plus en mesure de marcher. Il fut alors transféré en médecine. Deux jours plus tard, une infirmière téléphona dans le service pour annoncer que monsieur Agnelet venait de mourir. Peu après, des neveux lointains qui ne s’étaient jamais manifestés de son vivant, réclamèrent à l’hôpital une canne au pommeau en ivoire.

                On oublia monsieur Agnelet jusqu’au jour où, quelques mois plus tard, un article dans le journal local fut consacré au directeur de la maison de retraite: celui-ci était inculpé d’extorsion de fonds sur les personnes des résidents de son établissement, ayant effectivement retiré de l’argent sur des livrets de caisse d’épargne au moyen de procurations signées en son nom. Le personnel du service réalisa alors que les propos de monsieur Agnelet n’étaient pas si dénués de fondement qu’on l’avait cru et vit les faits sous un nouveau jour. Ses hospitalisations apparurent alors comme abusives. Lors d’une réunion, des infirmiers tentèrent d’en reparler. Mais le médecin décréta l’affaire close et passa à un autre sujet.

Élements du dossier de Monsieur Agnelet

« 19.5.198.: Monsieur Agnelet, 94 ans. Vient de la maison de retraite de X. Vu par l’assistant à son entrée. Couche avant dernière chambre à gauche, grand couloir. Même traitement qu’à la maison de retraite pour l’instant. Parle beaucoup de ses papiers, exigeant. La cardio rapporte une paire de chaussettes lui appartenant avec 80 Fr. à l’intérieur : mis au tableau B. Raconte qu’on lui vole son argent. Où est le vrai du faux ? Tout est-il délirant ? A voir de plus près. Faire un B.W. 2 demain matin.

Nuit : Bonne nuit.

20.5 : Vu par le médecin-chef qui a contacté la maison de retraite. Sa chambre n’est plus disponible.

Nuit : Tombé deux fois de son lit en voulant se lever uriner à 23 heures : une bosse sur la tête et une égratignure au cuir chevelu. Cherchait le cordon de la lumière. Difficultés à le faire recoucher. A eu un comprimé de R. A 5 heures, nouvelles difficultés pour se lever. Trouve le lit trop haut.

21.5 : Matin : Si insomnies, lui donner un comprimé de E.

Après-midi :Voir traitement. Avons dû le déshabiller deux soirs. Changé de chambre.

Nuit : A des difficultés pour se lever uriner. Bonne nuit.

22.5 : A eu un M contre la constipation.

Après-midi : Au coucher reparle d’un reçu à venir pour de l’argent déposé à la caisse de l’hôpital général : a déposé de l’argent lorsqu’il était en cardio; voir avec la surveillante de ce service.

23.5 : Matin : Désire voir le médecin-chef, ne désire pas rester là, voudrait réintégrer la maison de retraite le plus vite possible. Selles ce matin.

Après-midi : « Le temps me dure », dit-il. Très diplomate.

24.5 : Matin : Coup de téléphone d’une amie qui désire le voir et demande les horaires des visites. A la maison de retraite, sa place est prise; selon le médecin-chef, serait sortant cette semaine. A voir où il va aller ? A discuter entre la maison de retraite, le médecin de cette dernière, cette amie et nous…

Après-midi : Vu par l’interne.

25.5 : Matin : Le médecin-chef doit voir le médecin de la maison de retraite pour un arrangement. Il va être sortant. Nous espérons qu’il va retourner à la maison de retraite. Si rechute, reviendra.

Après-midi : Amer cet après-midi. Sait-il que sa place est prise à la maison de retraite ? « C’est ma maison, mon chez-moi », nous a-t-il dit.

26.5 : Après-midi : A glissé sur le sol. Rien de grave. Son argent (les 1700 francs qu’il réclame et dit avoir laissés en médecine) a été déposé à la Caisse d’Épargne (reçu dans le dossier).

27.5 : Matin : Il faudrait s’implanter un peu plus avec le personnel de la maison de retraite; sortie envisagée, le médecin-chef doit téléphoner au médecin de la maison de retraite.

Après-midi : A perdu ou s’est fait voler 100 francs dans sa chambre.

31.5 : Matin : Le médecin-chef a téléphoné au médecin de la maison de retraite pour que celui-ci intervienne auprès du directeur de cette dernière. Pourrait y retourner avant la fin de la semaine.

2.6 : Matin : Sort à 13 heures 30. Si pose à nouveau des problèmes, sera repris en psy. Sera vu en V.A.D3. par Untel.

16.6 : V.A.D. Untel : quelques problèmes à la maison de retraite.

22.6 : La maison de retraite a téléphoné. M. Untel ira le voir demain matin.

23.6 : V.A.D. entre 13 et 14 heures

27.6 : Matin : Adressé ce matin en placement volontaire par le médecin et l’infirmière de la maison de retraite après avoir été ramené plusieurs fois par les flics. Ce matin pensait qu’on voulait l’empoisonner. Très volubile et anxieux. A cause de ses pertes de mémoire a très peur de se faire voler, d’autant plus qu’il a affaire à des papiers. Vu par l’interne et le médecin-chef qui le verra cet après-midi pour le traitement. A midi a eu 20 gouttes de M. Bonne alimentation. A reconnu son ancienne chambre.

Après-midi : Un peu perdu dans le service, mais reconnaît tout de même certaines personnes.

Nuit : Bonne nuit. A tenu un monologue pendant une demi-heure.

28.6 : Bien ce matin. Plus tranquille et reposé. A eu des gouttes de M. le soir.

29.6 : Après-midi : Demande toujours à voir un médecin. N’a pas de vêtement de rechange.

30.6 : Matin : Ce matin a des névralgies faciales. Est resté au lit. Vu par l’interne. Reparle de la même façon du directeur de la maison de retraite.

2.7 : Matin : La maison de retraite doit lui apporter ses vêtements cet après-midi. Quelques douleurs faciales ce matin.

Après-midi : Avons dû retéléphoner à la maison de retraite pour qu’ils lui apportent ses vêtements et nécessaire de toilette.

3.7 : Matin : La maison de retraite lui fera parvenir ses effets demain matin 9 heures.

4.7 : Matin : la maison de retraite lui a fait parvenir quelques effets personnels. Il lui manque son rasoir électrique.

Nuit du 6 au 7.7 : Cherche son pyjama. Untel a vu le directeur de la maison de retraite. Rendez-vous pris pour demain à 11 heures à la maison de retraite avec l’assistant social.

12.7 : Matin : A pris connaissance de son courrier. Ne comprend pas très bien. A voir avec l’assistant social.

13.7 : Après-midi : A eu une entrevue avec l’assistant social au sujet de sa retraite et de son avenir. Se déclare tout à fait capable de gérer ses finances. Aucune décision n’a été prise. Affaire à suivre.

17.7 : Après-midi : Se demande ce qu’il fait ici depuis 21 jours. Pense que le directeur de la maison de retraite veut se débarrasser de lui.

20.7 : Après-midi : Malaise après le repas sans chute ni perte de connaissance.

23.7 : Matin : Est tombé deux fois ce matin.

Après-midi : Visite d’un copain.

24.7 : Pas de chute ce matin.

Après-midi : A encore reparlé de mauvais traitements ici. Pense qu’on lui en veut.

25.7 : Matin : A vu le médecin-chef.

26.7 : Matin : A été vu par le médecin-chef et Untel. A été mis au courant qu’il n’avait plus de chambre à la maison de retraite. Pas content. Le médecin-chef va essayer de revoir le directeur.

27.7 : Après-midi : Voudrait voir le médecin-chef (voir carte de visite). Sortie cinéma.

29.7 : Après-midi : Voudrait voir le médecin-chef pour en savoir plus sur la suite des événements.

2.8 : Matin : Le médecin-chef essaie de prendre contact avec le directeur de la maison de retraite. Si sa place ne peut être reprise, on verra pour une autre maison de retraite.

3.8 : Matin : Nouvelle lettre à Monsieur le Docteur Médecin Psychiatre (voir dossier).

Nuit : Est tombé en se levant pour aller aux toilettes. Ne se plaint de rien.

4.8 : Après-midi : Voudrait voir le médecin-chef pour éventuellement trouver une autre maison de retraite.

5.8 : Matin : Baigné ce matin. Vu par le médecin-chef au sujet de la maison de retraite. Il est donc au courant à présent de sa situation. Son livret de Caisse d’Épargne est retrouvé (entre les mains du directeur). Si possible quand M. Untel sera du matin, il faudra récupérer ses affaires (vêtements, papiers) avec lui. Il ne retournera pas à la maison de retraite. Voudrait aller à X. Avant de l’accompagner à la maison de retraite, téléphoner au directeur pour être sûr qu’il sera là. Qu’allons-nous faire de ses meubles si X ne les accepte pas ?

Nuit : Très perturbé en début de nuit car n’a pas de sommeil et a besoin d’uriner tous les quarts d’heure. Tenant mal son urinoir, il mouille ses draps, accusant « on » d’avoir fait un trou à l’urinoir. S’endort vers minuit. Se réveille au petit matin.

6.8 : Matin : S’est levé pour déjeuner et faire sa chambre. A dormi le reste de la matinée. Se dit très fatigué.

Après-midi : Dort toute la journée, refuse de manger ce soir. Reste au lit.

7.8 : Matin : Se lève en pleine forme, bien reposé.

Après-midi : Très penché dans l’après-midi, difficultés de marche, allongé sur son lit jusqu’au repas du soir. Alimentation légère (pas de viande). Accompagné dans sa chambre en fauteuil. Était chaud: température : 40°, pouls : 104, T.A.4 : 15/9. L’assistant, prévenu, se déplace et prescrit sirop antitussif, A 500 en 2 fois, T. 500 en gélule. A surveiller. A 22 heures : 39°, 12/8, 84. Lui donner A 500 à 22 heures 30; Reprendre coordonnées à 23 heures. Faire boire.

Nuit : A 22 heures : 84, 38°, 12/6; à 1 heure 45 : 84, 37,8°, 12/7. Faire bilan sanguin complet ce matin. Reprendre pouls, température, tension.

8.8.: Matin : 38°, 84, 12/6. Examens sanguins faits. Vu par l’interne. Radio pulmonaire cet après-midi à 17 heures. Prescription de T. 500 pendant 4 jours puis D. pendant 3 jours.

Après-midi : A eu sa radio pulmonaire. Voir résultats prise de sang. 38,3°, 87, 15/10.

9.8. : Matin : S’est peu alimenté ce matin (café) et au déjeuner (bouillon). Madame P s’occupe de demander une chambre à la maison de retraite de X. Son livret de caisse d’épargne et ses autres papiers seront récupérés prochainement.

Après-midi : 38,4°, 16/9; 88. A eu une hémoculture à 19 heures 30. Est allé passer sa radio qui a été vue par l’interne.

Nuit : Sommeil agité. Bouge beaucoup.

10.8. : Sera transféré en médecine cet après-midi. Pas de place à X pour le moment.

Après-midi : Transféré en médecine. Ses affaires sont dans la pièce au fond du couloir.

31.8. : Après-midi : Muté de médecine. Très fatigué. N’a pas voulu s’alimenter ce soir. Voir fiche de traitement. A eu son injection de G.

Nuit : A uriné dans son lit car n’a pas trouvé l’urinoir à sa place habituelle. Bon sommeil.

1.9. : Matin : Dort une partie de la matinée. Assez opposant au réveil. Ne veut pas se lever. Mécontent d’être revenu ici. Légère modification de traitement.

Après-midi : A changé de chambre. Veut voir le médecin-chef. A écrit une lettre, n’était pas content de venir à table. A pris juste son potage.

2.9 : Matin : S’est levé. N’a pas déjeuné.

Après-midi : Fatigué. Mange très peu, juste un potage.

3.9. : Matin : S’est levé un peu. Légère alimentation.

Après-midi : Pas d’alimentation. N’a pas pu rester levé.

4.9. : Après-midi : Refuse toute alimentation (après le goûter) tant qu’une personne importante ne viendra pas lui parler (psychiatre ou ministre de la justice). Impossible de lui faire entendre raison. Reste au lit toute la journée en disant qu’il veut se laisser mourir, parce que la vie dans de telles conditions ne l’intéresse pas. Accepte son traitement du soir, mais renverse tout ce qu’on lui apporte.

Nuit : Réveillé à chaque ronde.

5.9. : Matin : Très opposant. Refuse de manger. Reste la tête sur la table. Très pâle. T.A.: 10/7. Vomissements de glaire à 13 heures. A été recouché.

Après-midi : Souriant à chaque visite. Prend un demi bol de café à 16 heures et le soir se contente d’un peu d’eau. Apprécie ses heures de repos. Prend son traitement du soir sans problème. T.A.: 12/8.

Nuit : Très peu de sommeil.

6.9. : Matin : Légère alimentation.

Après-midi : A pris un bol de café au goûter. S’est levé pour le dîner : un bol de soupe, suite à quoi il a rédigé une lettre pour Monsieur Badinter. Tient à passer un test de loyauté et de fidélité au parti communiste. Vu par l’assistante.

7.9. : Matin : Après sa toilette au lever a fait un malaise avec perte de connaissance et clonies, yeux révulsés. A craché pendant un moment. Écoulement important de l’oreille gauche. A été examiné par l’interne. N’a pas du tout mangé.

Après-midi : Un bol de café à 16 heures. Le soir a bu un verre d’eau et c’est tout. Toujours branché sur la justice. N’a pas voulu se lever cet après-midi. Demande d’électro-encéphalogramme, rendez-vous O.R.L..

Nuit : Bonne nuit.

8.9.: Matin : Malaise au lever. Ne prend pas son petit déjeuner. N’a pas voulu manger ce midi. Examens faits. Vu par l’interne.

Après-midi : Toujours peu d’alimentation : un bol de soupe. A écrit une nouvelle lettre au Garde des Sceaux. A fait un autre malaise (absence ?).

Nuit : Peu de sommeil.

9.9. : Matin : Refuse de s’alimenter. Réclame justice. Injection faite. Doit passer une radio cet après-midi à 18 heures 30. E.E.G. à 14 heures 30.

Après-midi : E.E.G. et radio faits. Pas d’alimentation.

10.9. : Matin : Accepte son petit déjeuner (5 biscottes) et son traitement, mais refuse le repas de midi. A la question : « Pourquoi refusez-vous de manger ? » répond : « Pour ne pas grandir. » Injection faite. Petite absence vers 9 heures. Pas possible de le faire marcher. Ne marche plus seul. Pas d’alimentation normale depuis le 3.9.

11.9. : Matin : Refuse toute alimentation ce matin, ni café ni biscotte; accepte seulement son traitement. « Je suis décidé à me suicider. Ce sera lui ou moi » (Ministre de la Justice), « Je veux mourir aujourd’hui ». Reste recroquevillé dans son lit, urines foncées, froid, dernière injection faite.

Après-midi : N’a pas voulu manger ni boire, a juste pris ses médicaments.

12.9. : Matin : Refuse toute alimentation, même son traitement. Après intervention de l’interne lui annonçant son départ pour la médecine, accepte son traitement et s’alimente légèrement. Part cet après-midi, voiture prévue pour 15 heures 30.

Après-midi : Sortie pour l’hôpital général (définitive ?). Doit aller aux convalescents ?

14.9. Après-midi : Décédé cet après-midi. Branle-bas de combat pour trouver l’adresse de ses héritiers et sa carte de don du corps à la science. La médecine s’en est débrouillée. Ses affaires sont parties en médecine. »

                

                Cette histoire lamentable est celle d’un homme qui considérait qu’ayant travaillé honnêtement toute sa vie, il était en droit de couler une vieillesse tranquille dans un établissement de son choix. Il avait toujours cru dans les institutions de son pays, pensant vivre dans une démocratie où chacun était libre, quelque que soit sa condition, de s’exprimer et de se faire respecter.

En l’espace de cinq mois, il a vu s’effondrer les convictions sur lesquelles il avait basé son existence et n’y a pas survécu.

« Triste visage qui se rétrécit. Il mourut au cours de la nuit. Il mourut très malheureux. » William Burroughs, Havre des Saints.

Notes

1 . Le terme actuel utilisé pour désigner ce type de placement est « placement à la demande d’un tiers ».

2 . BW: Réaction de Bordet-Wassermann : test de dépistage de la syphilis

3 . V.A.D. : visite à domicile.

4 . T.A: tension artérielle.