Psychiatrie, le Carrefour des Impasses (7)

 

           Gervais arriva un beau jour accompagné de ses parents. Habitant un département voisin, il ne relevait pas du secteur. Il avait subi plusieurs hospitalisations dans divers  établissements, dont la dernière, dans l’hôpital de son département, en service fermé. De par son comportement impulsif  et violent, il avait mis en échec les différentes tentatives de soin et le médecin qui s’occupait de lui, ayant le sentiment d’avoir abouti à une impasse, avait encouragé Gervais et sa famille à tenter une expérience en service ouvert, ce qui fut accepté.

            Gervais avait trente et un ans. A l’issue d’études secondaires brillantes, il avait décroché un bac C, puis s’était inscrit en faculté de pharmacie. Ses premiers troubles se manifestèrent à cette époque: il se mit à boire, à prendre des euphorisants et fut alors hospitalisé. Son père, un commerçant aisé, avait tenté de le faire travailler au magasin et s’était heurté à un échec.

            A son entrée, Gervais fut installé en chambre seule. Il acceptait son hospitalisation, le cadre et l’atmosphère de la petite unité tranchant heureusement avec ceux du service lourd  dont il sortait. Très vite il manifesta cependant une inaptitude totale à s’imposer les limites nécessaires à la vie en communauté et à respecter celles qui lui étaient posées. Les premiers incidents éclatèrent autour du café, dont il faisait une consommation importante. Sitôt levé, il investissait la cuisine en catimini, ingurgitait à la hâte la quantité de breuvage préparée pour dix personnes, puis regagnait aussitôt sa chambre. A la première remontrance que lui fit une infirmière il répondit par un coup de poing et, sans mot dire, se retira dans ses appartements. Il était incapable de se modérer dans quelque domaine que ce fut, et l’attribution de ses cigarettes, de son argent et de médicaments devint une source d’affrontement avec le personnel. Ses demandes étaient toujours hors de proportion, et les refus auxquels il se heurtait immanquablement déclenchaient chez lui une colère et une violence immédiate qui s’exprimaient autant  physiquement que verbalement. Après chaque échauffourée il recevait une injection de neuroleptiques, comme cela se produit  souvent pour les autres hospitalisés violents, la piqûre, en plus de l’effet calmant, faisant office de punition. Dans le cas de Gervais, à l’affût de toute substance susceptible de modifier son état de conscience, l’injection ne jouait qu’un rôle sédatif.

            De temps en temps il sortait faire un tour en ville et en revenait ivre, ou sous l’emprise de mélanges médicamenteux qu’il achetait dans des pharmacies. Ses sorties et les sommes d’argent qui lui étaient attribuées furent limitées, ce qui donna lieu à un certain nombre de bagarres. A l’intérieur de l’établissement, il se rabattait sur les bouteilles d’eau de Cologne, sur l’argent et les médicaments qu’il obtenait des autres hospitalisés. Il partait parfois chez ses parents, le temps d’un week-end, et observait envers eux le même comportement que dans le service. Un jour, après qu’il se fût battu avec son père et eût cassé plusieurs objets de prix, ses parents préférèrent mettre un terme à ses permissions.

            Sa grand-mère, une vieille dame charmante qui adorait son petit-fils, venait le voir chaque semaine. Elle lui apportait de l’argent et des gâteries. Cinéphile avertie, elle ne manquait pas un seul festival de Cannes et tentait de faire partager sa passion à Gervais. Elle se répandait en conseils de modération qu’il écoutait sur le moment, critiquant sa façon d’agir, mais qu’il oubliait à la première occasion, son impulsivité reprenant le dessus.

            Les mois passant, Gervais tolérait de moins en moins son hospitalisation. Il avait été convenu à son arrivée qu’il resterait une quinzaine de jours, aussi demanda-t-il à retourner définitivement chez ses parents, ce qui était pour ceux-ci hors de question, en raison de la peur qu’il leur inspirait. Il tenta de noyer son ennui en absorbant tout ce qu’il trouvait à sa portée. Parfois il  buvait tellement d’eau de Cologne qu’il se retrouvait dans des états proches de l’inconscience. Il demanda à subir une cure de sommeil au penthotal. Le médecin exhaussa son désir et il eut des  perfusions qui le maintinrent au lit pendant une semaine, sans amener toutefois par la suite la moindre amélioration.

            Un jour, feuilletant un magazine, il tomba sur une publicité relative à des cours par correspondance en vue d’une formation d’esthéticien et décida de s’y inscrire. Il s’y tint pendant quelques temps, mais l’entourage soignant considérant la formation en question comme une escroquerie et n’entrevoyant pas pour lui d’avenir hors du havre psychiatrique, il finit par  l’abandonner.

            A quelques temps de là, Gervais se prit d’un intérêt soudain pour le loto, auquel jouait parfois un autre pensionnaire. Il y vit un moyen plus sûr et plus facile de gagner sa vie que la formation dispensée par les précédents cours et résolut d’aller tenter sa chance. Il demanda à l’infirmier de service une somme importante, supérieure à celle à laquelle il avait droit et, se voyant intimer un refus, il gratifia son auteur d’un magistral coup de poing après l’avoir copieusement insulté.

            Le lendemain, toujours à son idée, il partit en ville et s’arrêta dans un bar tabac pour y acheter des grilles de loto. Après les avoir remplies, il les remit au patron du bar et, n’ayant pas compris le principe du jeu, lui réclama aussitôt l’argent qu’il pensait avoir gagné. Le patron lui expliqua le fonctionnement du loto, lui disant qu’il devait attendre les résultats du tirage pour savoir s’il avait gagné quelque chose. Sur ce, Gervais, n’acceptant pas que les événements ne se déroulassent pas selon son bon vouloir, entra dans une colère noire et, envoyant valser chaises et bouteilles, brisa tout ce qui lui tombait sous la main et rossa le patron. Il fut ramené à l’hôpital manu militari par la force publique, et la victime téléphona dans le service pour rendre compte des dommages qu’elle avait subis et exprimer son indignation.

            Deux jours plus tard, Gervais se rendit de nouveau en ville et se livra à un remake de son exploit de l’avant-veille, mais cette fois-ci dans trois cafés différents, ce qui lui valut d’être escorté sans ménagement sur le chemin du retour par les gendarmes et les pompiers. Le médecin, averti de l’aventure, suspendit les sorties en ville jusqu’à nouvel ordre. Furieux de cet état de fait, Gervais décida de noyer sa frustration dans l’ivresse. Mais les spiritueux faisant défaut dans l’hôpital, il dut se rabattre sur les moyens du bord. Ayant avisé, dans la pharmacie, une bouteille d’alcool à brûler, il profita de la présence du surveillant dans cette pièce pour y entrer et se saisir de la bouteille. Le surveillant dut faire appel à l’infirmier du service voisin pour récupérer l’alcool, ce qui fut  fait à l’issue d’un échange de coups. Gervais se répandit ensuite  en menaces envers le patron d’un des cafés auquel il avait eu  affaire.          

            Au cours des deux jours qui suivirent, Gervais essaya à deux reprises de retourner en ville. Le surveillant en service et l’infirmier de l’autre unité réussirent à l’en empêcher, au prix  de multiples horions. Le soir venu, il profita de la présence d’un interne appelé pour une entrée pour demander des médicaments supplémentaires. Devant le refus de ce dernier, il menaça: « Si vous ne me donnez pas de médicaments, je renverse la télévision. » L’interne, ignorant ces paroles, tourna les talons et s’éloigna. Ce que voyant, Gervais se leva, saisit le poste allumé et, en dépit des protestations des spectateurs présents, le jeta de toutes ses forces sur le sol. Par chance, l’appareil n’implosa pas. Un autre affrontement s’en suivit, l’interne, le surveillant et l’infirmier devant une fois de plus maîtriser Gervais. Peu après, aussitôt l’interne parti, il se rua dans la cuisine pour y faire main basse sur le café qui s’y trouvait, ce qui donna lieu à une bagarre supplémentaire. Puis, pour compléter cette journée riche en péripéties, il fit part au veilleur de nuit de son  intention de profiter de sa prochaine sortie au domicile familial pour dérober le fusil de son père, ceci dans le but de régler ses comptes de façon radicale avec le personnel hospitalier et les tenanciers des bars de la ville.

            Sur ces entrefaites, le médecin eut le lendemain un  entretien avec Gervais. Il décida que ses vêtements lui seraient retirés et qu’il vaquerait dorénavant en pyjama et robe de chambre, ceci pour limiter ses allées et venues et ses brutalités au périmètre de l’établissement. Le médecin convoqua également ses parents pour les informer des frasques de leur rejeton et les  avertir que sa conduite était de nature à remettre en cause son hospitalisation dans son secteur. La grand-mère de Gervais, apportant quelques jours plus tard les gâteries habituelles, sermonna son petit-fils: « Ce n’est pas bien de taper sur les infirmiers et de contrarier ce médecin qui est si bon pour toi. » Elle informa le personnel du projet des parents d’acheter un appartement en ville et d’y faire domicilier leur fils, ceci pour pallier à toute éventuelle mutation de Gervais dans l’hôpital de son département.

 

            Le personnel infirmier appréciait fort peu de subir les assauts de l’intéressé, en particulier le surveillant, un quinquagénaire de corpulence moyenne qui n’avait aucune disposition pour les affrontements physiques. D’un tempérament  diplomate et arrangeant, il avait l’habitude de régler les problèmes par la discussion et une douceur qui n’excluait pas la fermeté. Or depuis peu, chaque jour de travail lui apportait sa moisson de bleus. A la fin de la journée, mordu au poignet, contusionné à l’épaule et au genou, il avait hâte de partir en repos pour panser ses plaies et se remettre de ses émotions. Quant à l’infirmier qui volait à son secours à chaque altercation, plus jeune et plus combatif, il s’en tirait sans trop de dommages, n’ayant pas de mal à maîtriser l’adversaire. Gervais, furieux de voir quelqu’un lui résister, tenta l’intimidation: l’épouse de cet infirmier travaillant dans le service où il était hospitalisé, il lui dit: « Tu vas voir ta femme, un de ces jours, comment tu vas la retrouver! » Mais la réaction qu’il rencontra fut l’inverse de celle qu’il attendait: il voulait provoquer la peur, il récolta une colère froide et déterminée: « Si tu touches à un seul de ses cheveux, je t’écrase la tête contre un mur et je te promets que rien ne m’arrêtera. » Gervais intégra l’avertissement. Il savait qu’il ne s’agissait pas de vaines paroles et qu’il n’aurait pas le dessus. Considérant avant tout son propre intérêt, il se garda à l’avenir de s’en prendre à ce couple.

            Depuis son arrivée, Gervais avait frappé sept membres du personnel. Il avait entre autre assommé un grand costaud en lui assénant un coup derrière la nuque. Il jouissait de la part du médecin d’un traitement de faveur. Jamais un hospitalisé n’était allé aussi loin dans la violence. D’autres soignés s’en rendaient compte et, prenant exemple sur lui, commençaient à élever le ton sitôt qu’un infirmier leur posait des limites. En ville, la nouvelle des dégâts occasionnés s’était répandue comme une traînée de poudre. Bon nombre de cafetiers s’étaient donné le mot pour refuser de servir les hospitalisés qui venaient chez eux, et une pétition circulait parmi la population pour faire changer le mode de service ouvert de l’hôpital en service fermé. Les infirmiers agressés adressèrent une lettre au médecin, résumant les événements et demandant qu’une solution soit envisagée pour mettre un frein à la pugnacité de Gervais. Mais la lettre eut pour effet de déclencher le courroux de son destinataire, qui décréta qu’il n’avait pas à répondre à ce qu’il considérait comme des pressions de la part de son personnel. Il convoqua le couple objet de menaces et lui déclara que recevoir des coups faisait partie des inconvénients de la profession; il reconnut que c’était peu agréable, mais décréta qu’ils étaient, entre autre, payés pour cela; puis, sur ces bonnes paroles, il mit un terme à l’entretien.

            Suite à ces événements, Gervais dut se contenter de sévir dans le service. Le médecin revit son traitement et donna au personnel la consigne expresse de ne pas accéder aux demandes  de médicaments supplémentaires qu’il n’allait pas tarder à formuler. Effectivement, dès le lendemain, Gervais se présenta au bureau des infirmiers en début d’après-midi, peu après la relève de quatorze heures. Le regard butté, les poings serrés dans les poches de sa robe de chambre, il sollicita les deux infirmières en service au sujet de plusieurs médicaments sous forme de gouttes, sous prétexte qu’il en avait besoin. Sa demande rejetée, il déclara: « Si vous ne me donnez pas mes gouttes, je renverse le bureau » puis, se voyant réitérer le refus, il joignit l’acte à la parole. Voyant arriver un affrontement qu’elles n’étaient pas en mesure de soutenir, les deux filles en appelèrent alors au médecin qui était en consultation dans son bureau. Ce dernier répondit qu’il ne pouvait pas se déplacer et leur conseilla de faire pour le mieux. Ce que voyant, Gervais décida de s’adresser directement au maître du lieu et fonça dans le bureau du psychiatre. Les infirmière avertirent ce dernier de sa visite imminente et, cinq minutes plus tard, virent remonter Gervais dans le service, le regard triomphant, muni d’un bout de papier sur lequel le médecin avait griffonné l’intégralité du traitement exigé. N’en croyant pas leurs yeux, elles demandèrent confirmation par téléphone et reçurent l’ordre de remettre les gouttes notées sur le papier.

            A partir de ce moment-là, Gervais comprit que, sans l’intermédiaire de son personnel, le médecin était incapable de s’opposer à lui et prit conscience du pouvoir qu’il pouvait en retirer. Il savait aussi qu’il ne pouvait se permettre de lever la main sur lui sans remettre en cause son hospitalisation. Il avait également intégré le fait qu’il pouvait en toute impunité frapper le personnel, à l’exception du couple dont le garçon n’hésiterait pas à lui rendre la monnaie de sa pièce. Une infirmière, outrée de voir se pérenniser une telle situation, prit rendez-vous avec le psychiatre pour lui faire part de son désaccord. Syndicaliste aguerrie, elle n’avait pas la moindre intention de servir de souffre-douleur et entendait faire valoir ses droits. Mais le médecin, qui éprouvait à l’égard des syndicalistes une profonde aversion, lui répondit tout de go: « Si vous n’êtes pas contente,  allez donc vous plaindre à votre ministre ! » L’homme auquel il faisait alors référence n’était autre que Jack Ralite, d’obédience communiste, et qu’un ministre de la santé eut pu relever de cette appartenance politique tenait pour le médecin de la plus vile forfaiture. L’infirmière en question se contenta de demander sa mutation, qu’elle obtint un mois plus tard.

            Cette période restera dans les mémoires comme l’une des plus difficiles de l’histoire du service. Les gens venaient embaucher l’angoisse au ventre, et le travail se déroulait dans une  atmosphère de tension et de violence constante. Quand Gervais désirait des médicaments, il lui suffisait d’attendre que l’équipe du matin soit partie et la scène décrite précédemment se reproduisait selon le rituel suivant: demande de médicaments, refus, coups, irruption dans le bureau du psychiatre, demande accordée. Le droit appartenait au plus fort et les infirmières, devant l’absence de soutien du chef de service, finirent par répondre aux exigences de Gervais, sachant qu’il serait vain de soutenir un siège perdu d’avance. Le médecin perdit toute crédibilité auprès de son personnel et les propos qu’il avait émis sont encore dans tous les esprits.

 

            Les méfaits de Gervais se terminèrent brusquement d’une façon inattendue. Un beau jour de juin, le médecin partit en vacances et la responsabilité du service incomba momentanément  à son assistante. Cette dernière fut appelée, un jour où il se livrait à l’un de ses chantages familiers. Elle décida d’aller  discuter avec lui dans sa chambre et, drapée dans son autorité  médicale, déclina l’offre que lui faisait l’infirmier en service de l’accompagner en renfort. Cinq minutes plus tard, elle ressortit de la chambre une pommette ouverte d’un coup de poing de  Gervais. Après s’être fait panser, elle rédigea une lettre ordonnant son transfert dans le service de force d’un autre département, transfert qui s’effectua le soir même.