Psychiatrie, le Carrefour des Impasses (8)
Modeste se présente sous les traits d’un petit homme menu d’environ un mètre cinquante. Le dessus de son crâne est chauve, en forme de pain de sucre. Son visage reflète tantôt l’espièglerie, tantôt une tristesse incommensurable.
Quand on lui demande son âge, il répond invariablement: « quatorze ans ». Né à la fin des années vingt dans un petit village des environs, au sein d’une famille de cultivateurs, il fut hospitalisé pour la première fois à l’asile du département avant la fin de la deuxième guerre mondiale. Dans le village il a laissé l’image d’un garçon intelligent et turbulent: il surprenait par son intrépidité, courant sur le rebord du vieux pont roman pour épater les autres enfants, et multipliait les pitreries. En classe il était toujours le premier, ce qui étonnait dans un milieu rural où beaucoup de parents ne poussaient guère leur progéniture à étudier, considérant leur présence plus utile aux champs qu’à l’école: »Il en saura toujours assez pour être paysan. » En ce temps-là, la plupart des agriculteurs, trop pauvres pour posséder de la terre, étaient « gagés », c’est-à-dire qu’ils cultivaient celle qui appartenait à d’autres, et ceci dès l’âge de douze ans. Les gens qui ont connu cette époque disaient que la vie était dure: ils étaient payés une fois l’an, travaillaient tous les jours de la semaine et ne mangeaient pas toujours à leur faim.
Le père de Modeste, décrit comme un être frustre, était la tête de Turc des gamins du village qui s’amusaient à lui faire mille tours pendables. Sa mère lui donnait du vin de noah le soir avant de l’envoyer se coucher, disant aux voisines qui tentaient de l’en dissuader que sans cela il ne pouvait trouver le sommeil. Des gens du village qui l’ont connu disent qu’un jour, alors qu’il était dans sa quinzième année, il se mit brusquement à se comporter de manière insensée. Sa mère décida de l’emmener avec elle garder les chèvres pendant la journée. Pour l’empêcher de s’éloigner, elle l’attachait à un piquet, comme un chien. Sur ce, il devint agressif. C’est à ce moment-là qu’il fut envoyé à l’asile. Il y fut admis trois fois en placement libre, puis fut hospitalisé définitivement, après avoir été mis en placement volontaire, au cours des derniers mois de la guerre.
Au début de 1976, il fut transféré dans notre hôpital pour être rapproché de sa famille, un oncle et une tante qui ne se sont jamais manifestés depuis. Il arriva accompagné pour tout dossier d’une feuille de papier résumant ainsi ses trente-deux années d’hospitalisation:
22.2.44.: Certificat de quinzaine: troubles mentaux avec agitation très vive, ne répondant souvent qu’en poussant des cris. Désordre dans ses actes, déchirant son linge et les objets de literie. Alimentation difficile. Hostilité vis-à-vis de sa famille. Un peu plus calme depuis trois jours.
22.6.45: Certificat de situation (Préfecture). Démence précoce[1] avec excitation psychique. Toujours en mouvement, touchant à tout, bousculant ce qui l’entoure, répondant d’une façon bourrue, parfois insolente. N’écoutant aucun conseil, part sans but. N’a pu être maintenu chez lui.
6.3.47: Certificat de quinzaine: démence précoce avec gros déficit intellectuel; opposition systématique. Négativisme. Excitation par moments. Indifférence affective. Dissociation psychique.
Gâtisme. A maintenir.
Hébéphréno-catatonie.
Inactivité laborieuse. Autisme. Barrages. Déstructuration du temps vécu.
En juin 1975, pas d’émotion apparente à l’annonce du décès de sa mère.
De temps en temps excitation verbale. Pas de manifestation hétéro-agressive. Aucune visite depuis longtemps. Son père serait placé à l’hospice de X (?). Décédé.
* * *
Modeste marche sans arrêt du matin au soir, arpentant l’hôpital dans ses moindres recoins, entrant dans les chambres en quête de friandises et glanant çà et là des mégots qu’il mâche à longueur de journée, habitude contractée dans son précédent lieu de résidence où les hospitalisés recevaient du tabac à chiquer.
Quand il est d’humeur mutine, il agrémente son périple interminable en flattant les fesses des gens présents, sans distinction de sexe, avec une prédilection marquée pour celles des moins tolérants. Après avoir sévi, il s’éloigne en courant, la tête penchée d’un côté, tout son corps secoué d’un petit rire moqueur.
Dans ses moments d’abattement, il interpelle le personnel présent en criant « papa » ou « maman », c’est selon, avec la dernière énergie du désespoir. Il est peu loquace, répondant généralement « oui » aux questions positives et « non » aux questions négatives, quel qu’en soit le sens. Il a toutefois à son registre quelques phrases: « Je suis chrétien », « Je crois en Dieu », ou « Il était une fleur qui ne mourait jamais. » Quand on lui demande de quelle fleur il s’agit, il répond avec une extrême gravité: « La pensée ». De temps en temps il s’autorise une pause dans le bureau des infirmiers, s’assoit devant un soignant et dit: »Oh ! Qu’il est mignon, mon petit papa » ou « Comme elle est mignonne, ma petite maman », avec un sourire attendrissant auquel personne ne résiste. Il possède une bonne orthographe et lit avec une égale facilité à l’envers comme à l’endroit, ce qui a le don de sidérer les nouveaux arrivants.
Il ne sort pratiquement jamais de l’hôpital. Du temps où j’étais élève, je l’emmenais parfois en ville à pied, faire un tour au marché. Il appréciait manifestement ces sorties, s’arrêtait devant les jardins, touchait les arbres et les fleurs en riant. Mais rien ne retenait tant son attention que les animaux qu’il pouvait rencontrer, particulièrement les chats. Il semblait leur témoigner une véritable adoration, caressant avec un sourire béat ceux qui voulaient bien se laisser approcher, les appelant « Nite », du nom d’une chatte qu’il avait eu étant petit.
Du fait de son long passé en psychiatrie, Modeste fait partie des « chroniques » du service, c’est-à-dire des délaissés, des gens dont on fait abstraction tant qu’ils ne font pas parler d’eux. Pas de perspective d’avenir extérieure à l’hôpital, pas d’espoir de modification de sa condition à l’intérieur. Sa faible corpulence et son incapacité à se défendre et à se plaindre en font un exutoire tout trouvé à la vindicte des autres hospitalisés en mal de bouc émissaire. Il aura longtemps pour compagnon de chambre un autre garçon, « chronique » également, qui se déchargera sur lui de ses frustrations par le biais de coups divers.
Alors que je suis de service un soir d’automne, je reçois un appel téléphonique d’un infirmier d’un autre secteur me demandant de venir chercher Modeste qui vient de se faire mordre les oreilles par Jacques, un jeune malade de ce service, coutumier de ce genre d’agression.
En entrant dans la salle de soin, je découvre un Modeste couvert de sang, les oreilles en lambeaux, le crâne et le nez lacérés. Je l’accompagne au bloc opératoire en tentant de le réconforter quand il me dit: « Il m’a mordu les oreilles. Je ne savais pas qu’il allait faire ça, moi. » Oh! Surprise. En douze ans je ne l’avais pas encore entendu prononcer une phrase aussi longue et aussi adaptée. Nous restons trois quarts d’heure au bloc, le temps de poser une quinzaine de points de suture à chaque oreille. Les infirmiers présents sont outrés: ils ont vu arriver la veille, venant de l’autre secteur, un vieux monsieur dans le même état et commencent à se poser des questions sur les conditions d’hospitalisation en psychiatrie. Ils se montrent gentils et compatissants à l’égard de Modeste qui se laisse charcuter sans mot dire et dont le regard de chiot triste a le don de provoquer la commisération.
Le lendemain, un infirmier rédige un rapport de service à l’intention de la direction comme il se doit après chaque accident de ce style.
Deux jours plus tard, les blessures de Modeste se sont infectées ; ses oreilles ont doublé de volume, elles sont rouges violacées et douloureuses. Le psychiatre prescrit des antibiotiques et une consultation au bloc opératoire, dont Modeste revient la tête enrubannée d’un pansement qu’il s’empresse d’arracher, aussitôt reprise sa déambulation. Matin et soir pendant plusieurs jours, il faut enlever les croûtes et faire sortir le pus. Modeste supporte ses soins sans plus de protestation qu’un soupir de temps à autre. Les plaies mettront quinze jours à se cicatriser.
A quelques temps de là, revenant de repos, je découvre avec stupeur Modeste dans le même état qu’après sa première agression, les oreilles de nouveau recousues et énormes, ployant sous leur poids. Le même scénario s’est reproduit. La surveillante a rédigé un autre rapport, calqué sur le premier. Re-antibiotiques, re-soins, re-pansements sitôt faits sitôt enlevés. Monsieur Psychiatre décide de parler à Modeste: « Tu sais, il ne faut pas aller dans l’autre secteur. » Son interlocuteur soupire et repart en ramassant un mégot. A-t-il l’intention d’entretenir de ces événements son confrère, le psychiatre du mangeur d’oreilles ? » Cela ne servirait à rien. Il vient d’envoyer un projet à la D.D.A.S.S.[2] en demandant du personnel supplémentaire. Il a baissé le traitement de Jacques et utilise ses agressions pour étayer sa demande. « Toute démarche de ma part ne ferait qu’entrer dans son jeu. » Je ne sais si ces affirmations correspondent aux faits, toujours est-il que les choses en resteront là.
Deux semaines plus tard, Modeste revient de l’autre secteur avec encore une oreille déchirée. C’est la troisième agression en deux mois. Jacques l’a manifestement élu comme sa victime attitrée et vient maintenant le chercher dans le service. Le personnel réagit, au niveau des mots, par un concert d’indignations, incriminant la passivité du médecin. Mais au niveau des faits, personne n’a l’intention de lever le petit doigt, chacun se retranchant derrière la sacro-sainte voie hiérarchique. On se borne à rédiger des rapports et les observations journalières sur le cahier interne au service. Celles-ci donnent toutefois une idée précise de ce qu’endure Modeste:
29.8.87: Matin: A eu l’arcade sourcilière ouverte cette nuit: a reçu un coup de barre par Untel. Un peu assommé ce matin. T.A.: 10,5/7. Vu par le médecin de garde. A eu un pansement.
24.10.87: Nuit: Untel a frappé Modeste à 23 heures parce qu’il ne posait pas sa tête sur l’oreiller. Modeste est légèrement blessé au-dessus de l’arcade sourcilière gauche.
25.10: Suite aux coups d’Untel, a le visage de toutes les couleurs.
31.10: Juste avant le dîner, mordu cruellement aux oreilles par Jacques qui l’a également griffé au visage, nez, cuir chevelu. Descendu au bloc pour y être recousu. A plusieurs points de suture à chaque oreille. A eu un sérum antitétanique. Lui passer du produit X trois fois par jour et bien désinfecter auparavant. A eu tellement peur qu’il s’est mis à parler: « J’ai eu peur, ça va mieux, je demande pardon, donne-moi une compresse. »
1.11: Oreilles très enflées ce matin, levé des six heures, agaçant comme une guêpe à cause des douleurs, impossible qu’il reste en place cinq minutes sans faire une bêtise. Baigné et isolé dans sa chambre, s’est bien alimenté. Faut-il faire un rapport de service ? J’espère que les choses n’en resteront pas là car une partie de notre fonction consiste à protéger effectivement les gens qui sont sous notre responsabilité. Il serait souhaitable qu’il ait une chambre seule, ce qui éviterait qu’il soit le souffre-douleur d’Untel, car il a les yeux au beurre noir depuis plusieurs semaines.
2.11.: A eu ses soins. Le docteur X a prescrit un traitement antibiotique. Changé de chambre. Rapport de service fait. Est allé en consultation au bloc. De retour vers quinze heures. Approche difficile car douleurs intenses aux oreilles. Drainage du pus à faire deux fois par jour impérativement. Retournera au bloc demain pour observation. Traitement antibiotique augmenté.
6.11: Ne garde pas ses pansements alcoolisés. Soins faits. Oreille gauche bien enflée. Jacques a été renvoyé plusieurs fois dans son service. Menace permanente. Attention aux accidents.
7.11: Son oreille gauche est encore enflée et lui fait mal. Du liquide est sorti quand nous avons fait ses soins. Mal à la tête dans l’après-midi, se tenait la tête entre les mains. A eu un antalgique.
8.11: Oreille gauche toujours enflée.
11.11: Pansement alcoolisé enlevé peu après.
21.11: A reçu un coup de poing à l’œil gauche par Y. Pas de blessure apparente. S’endort avec difficulté. Très angoissé. Crie dans sa chambre.
10.12: A dix-huit heures quarante-cinq, remonte dans le service accompagné de madame Z. A été mordu aux oreilles par Jacques. Suture faite en consultation au bloc.
11.12: A été accompagné au bloc. Désinfecter les oreilles tous les jours à l’alcool. Si elles enflent trop, enlever un point de suture afin que le sang s’écoule. Si problèmes, le ramener au bloc. Retirer les points le 22 ou le 23 ici ou au bloc.
13.12: Ce soir, oreille gauche purulente +++. Avons téléphoné au docteur X qui a prescrit des traitements antibiotiques que Modeste avait eu lors des morsures précédentes. En a eu deux ce soir. Soins faits.
14.12: Soins faits. Oreille gauche dégoulinante de pus.
15.12: Matin: Oreille gauche toujours enflée mais mieux dans l’ensemble. Aucune goutte de pus n’e t sortie.
Après-midi: Pansement refait en début d’après-midi. Un point a été enlevé: du pus en est sorti +++.
21.12: Conduit au bloc. Soins faits. Continuer les pansements journaliers à l’alcool. Lundi, nouvelle consultation au bloc.
7.1.88: Après-midi: Retrouvé dans le service vers dix-huit heures avec l’oreille droite ensanglantée et déchirée. Conduit au bloc. Bilan: douze points de suture.
Personnellement je supporte difficilement cet état de fait. J’appréhende le moment où l’infortuné va se faire hacher menu dans la passivité générale, aussi je décide, en désespoir de cause, de m’adresser au directeur de l’hôpital dans les termes suivants:
Monsieur le Directeur,
Cette lettre a pour but d’attirer votre attention sur les agressions particulièrement sanglantes subies à trois reprises en l’espace de deux mois, par un hospitalisé du service X, Monsieur Modeste Y, de la part d’un hospitalisé du secteur A, Monsieur Jacques Z, agressions qui ont fait l’objet de rapports administratifs à votre intention.
Nous savons tous que ce genre d’accident n’a malheureusement rien d’exceptionnel dans un hôpital psychiatrique, mais la situation présente concernant Monsieur Modeste comporte plusieurs aspects que je me permets de porter à votre connaissance:
Il se trouve que ce patient est dans l’incapacité de se défendre, autant physiquement qu’intellectuellement. N’ayant pas de famille pour s’occuper de lui, il ne peut bénéficier d’aucun soutien dans son entourage, contrairement à d’autres hospitalisés dont les familles n’auraient jamais toléré de voir leur proche souffrir à plusieurs reprises de tels sévices. Etant sous tutelle, c’est à l’hôpital d’assurer sa protection. Il se trouve également que rien n’a été fait pour mettre un terme au comportement de Monsieur Jacques Z et que, de ce fait, ces agressions risquent fort de se reproduire et, si les choses en restent là, de devenir routinières.
En tant qu’infirmière, et qui plus est, référente de Monsieur Modeste, il ne m’est ni humainement, ni moralement supportable de rester indifférente à ces agressions répétées et il ne suffit pas d’écrire des rapports successifs pour se décharger d’une responsabilité que partagent tous les soignants d’une institution comme la nôtre devant ces événements.
Monsieur Modeste n’est pas à l’hôpital pour se faire écharper, il y est pour y être soigné et, en tant qu’incapable d’exercice, pour y être protégé. Il possède, comme tous les citoyens de notre pays, des droits garantis par les Déclarations solennelles des Droits de l’Homme et du Citoyen qui sont en l’occurrence le droit à la protection du corps, de la vie et de l’intégrité physique, droits qui ne sont plus respectés en ce qui le concerne.
En tant que membres de l’administration, nous sommes, les uns et les autres, tenus de nous conformer à la loi, et une position de neutralité de notre part reviendrait à cautionner les agressions dont Monsieur Modeste est l’objet et qui peuvent mettre ses jours en danger, et à les perpétuer, ce qui n’est pas admissible sur le plan légal. Nous pourrions ainsi être amenés à répondre de notre attitude, qui ne manquerait pas alors de nous être reprochée, puisque nous étions au courant de la situation et n’aurions rien fait pour y mettre un terme.
En vous remerciant de l’attention que vous voudrez bien apporter au cas de Monsieur Modeste,
Je vous prie de croire, Monsieur le Directeur, en l’assurance de mes respectueuses salutations.
A quelques temps de là je rencontre le destinataire de ma lettre: il ignorait tout des malheurs de Modeste avant que ma missive ne lui parvienne et cette dernière a joué le rôle d’un pavé dans la mare. Après en avoir pris connaissance, il a convoqué les psychiatres concernés, celui de l’agresseur et celui de l’agressé, la leur a montrée et, déclinant toute responsabilité de l’hôpital devant l’éventualité d’agressions ultérieures sur la personne de Modeste, il les a informés qu’ils devraient alors en répondre personnellement.
Je n’entendrai parler de rien au niveau du service, aucun écho ne filtrera. Mais le fait est que depuis, Modeste peut en toute quiétude vaquer dans l’établissement et qu’il a droit à une chambre personnelle.
Quant au mangeur d’oreilles, il n’est plus en mesure de mordre quiconque: son médecin lui a fait arracher les dents de devant.
Notes
[1]. Démence précoce: terme alors en vigueur (1945) pour désigner la schizophrénie.
[2] . D.D.A.S.S.: Direction départementale des Affaires sanitaires et sociales, administration déconcentrée française départementale de l’État (anciennement service extérieur) intervenant dans le champ des politiques sanitaires, sociales et médico-sociales. Dans le cadre de la Révision générale des politiques publiques, les DDASS ont été supprimées en 2010 et remplacées par les Agences Régionales de Santé (A.R.S.)