Psychiatrie, le Carrefour des Impasses (12)
Mercredi 13 novembre 1991
Monsieur le Professeur X ,
Hôpital Y ,
75000 – PARIS
Monsieur le Professeur,
En choisissant de faire appel à vous, c’est au membre de la communauté scientifique et du Comité National Consultatif d’Éthique que je m’adresse.
Je suis infirmière de secteur psychiatrique, j’ai trente-neuf ans et j’ai exercé mon métier durant quinze ans à l’hôpital de T., dans le département X, avant de le quitter en mars dernier, celui-ci ne m’apparaissant plus compatible avec les critères de respect de la personne humaine, le respect de la connaissance, sur lesquels repose notre fonction de soignants, le respect du service public que je suis tenue d’observer en tant que fonctionnaire et le respect des bases de notre constitution, de la démocratie, inhérent au fait d’être un citoyen de ce pays.
Cette lettre a pour but d’attirer l’attention sur le sort d’un garçon de trente-six ans du nom de Louis P., un patient hospitalisé depuis douze ans. Ce garçon est interné depuis le 6 juillet 1990 dans une unité pour malades difficile, au service M. l’hôpital de Cadillac sur Garonne, qui est à la fois un hôpital psychiatrique et un lieu de détention. Il y a été envoyé après une brève altercation avec deux autres hospitalisés qu’il a gratifiés chacun d’un coup de poing, altercation qui a eu lieu 2 mois avant son transfert à Cadillac, et suite à laquelle il a été enfermé durant 13 jours. Sa présence à l’U.M.D. n’est pas due à des actes de sa part d’une dangerosité de nature à justifier sa présence dans un tel lieu, mais au fait qu’il a cristallisé autour de sa personne un rejet de la part de membres de l’institution dont il est devenu, en douze ans, l’image vivante de l’échec et le bouc émissaire. Les raisons avancées pour son transfert à Cadillac ont consisté en un ensemble de prétextes, de sophismes, injustifiables non seulement au regard des faits mais également au regard même de l’intéressé, puisque ce transfert, dont il n’a été avisé que la veille de son départ, lui a été présenté comme un « séjour de rupture » d’une durée de trois semaines, censé lui permettre de faire la coupure avec le service où il était hospitalisé et préluder à la mise en place d’un projet thérapeutique le concernant.
Louis P. avait été envoyé déjà deux fois à Cadillac; d’abord en 1986 où il y était resté onze mois puis en 1988, pour 8 mois, toujours dans des circonstances similaires. Il a donc, au moment où j’écris cette lettre, passé 33 mois en détention, sans avoir été jugé ni condamné, sans la moindre possibilité de recours, sans même comprendre les raisons de ces internements et sans aucun élément d’information sur la durée de ceux-ci, autrement dit dans l’arbitraire le plus total. Il ne dispose d’aucun appui à l’extérieur si ce n’est le mien, sa mère qui était la seule personne de sa famille à se manifester régulièrement à lui, étant décédée il y a quelques mois.
J’ai tenté d’intervenir en sa faveur dans le cadre de ma fonction d’infirmière, mais après avoir épuisé l’ensemble des moyens à ma disposition et m’être adressée aux divers échelons de la pyramide, j’ai été confrontée au fait que tout ce que je pouvais dire ou faire à l’intérieur de l’institution ne servirait strictement à rien, et que la valeur des paroles et des actes d’un infirmier est proportionnelle à celle de son statut, celui d’un exécutant, ce qui revient à dire qu’elle est à peu près nulle.
J’ai envoyé l’an dernier un dossier au Président de la République, dossier qui a atterri dans les services de Monsieur Evin, lequel n’a pas jugé bon de donner suite. En conclusion, je constate qu’il existe encore en 1991 des conditions de détention censées révolues depuis 1789, en complète contradiction avec les articles de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, c’est-à-dire totalement inconstitutionnelles, conditions cautionnées et entretenues par des membres de la santé publique.
En conséquence, Louis P., en tant que citoyen français, dispose de droits garantis par la constitution, mais il n’a en réalité aucun pouvoir de les faire respecter.
Notre pays s’enorgueillit du texte de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et des principes de sa constitution, liberté, égalité et fraternité, principes qui représentent les valeurs de la démocratie.
Qu’entend-on par « valeur » exactement ? On pourrait définir le terme comme le produit d’une évaluation effectuée par une structure nerveuse humaine, qui n’existe que dans la mesure où cette structure la conçoit. Le terme « valeur » ne désigne pas quelque chose pourvu d’une existence réelle, il s’agit d’une abstraction, d’un symbole. Qu’est-ce qu’un symbole ? « Un symbole est un signe qui représente quelque chose. » A. Korzybski.
Si les valeurs de la démocratie et la déclaration des droits de l’homme et du citoyen représentent les droits effectifs des gens du pays, on peut dire que cette déclaration et ces valeurs sont les symboles de la démocratie.
Si les citoyens dudit pays possèdent des droits théoriques qu’ils n’ont aucune possibilité de faire respecter, la déclaration et les valeurs ne s’appliquent alors pas à des gens existant réellement, ils restent l’apanage de l' »Homme » abstrait de la déclaration, ils représentent quelque chose qui n’existent pas en réalité. En conséquence, ce que le texte est censé représenter au niveau des mots n’existant pas dans les faits, il n’est pas représentatif de ce qu’il est censé représenter. Il devient alors un ensemble de mots dépourvu du sens qui lui est attribué, et le terme de démocratie employé pour désigner le pays qui s’en réclame est dénué de légitimité.
En tant qu’infirmière, j’ai été formée et je suis payée avec les deniers des contribuables de ce pays pour amener, autant que faire se peut, les soignés à un état de mieux être et d’autonomie. Je suis aujourd’hui confrontée au fait, à travers le cas de Louis P. mais aussi à travers d’autres, que la structure dans laquelle je travaille ne vise nullement à autonomiser les gens dont les vies lui sont confiées ni à diminuer leur souffrance, mais plutôt à les maintenir dépendants pour justifier à travers eux, sa propre existence.
J’ai tenté durant des années de faire mon travail du mieux que je le pouvais et d’utiliser ma position de soignante pour influer sur cet état de fait. Après avoir épuisé l’ensemble des moyens à ma disposition et étant confrontée à mon impuissance, considérant que ma présence dans une telle structure ne pouvait plus servir qu’à cautionner ce qui s’y passait, j’ai décidé d’en partir.
Je suis cependant restée en contact avec Louis P. et d’autres hospitalisés, et ceci pour les raisons suivantes:
Si, pour certains administratifs, la valeur des personnes des hospitalisées se mesure en prix de journée apparaissant dans les statistiques, il n’en va pas toujours de même pour les gens qui les soignent. J’ai fait la connaissance de Louis P. alors que j’étais encore élève infirmière à son arrivée à l’hôpital. Il avait alors un niveau intellectuel satisfaisant et de bonnes connaissances en littérature. Il m’a fait découvrir les livres d’un certain nombre d’auteurs américains, dont ceux de William Burroughs. Lors d’un voyage aux États-Unis il y a une dizaine d’années, j’ai rencontré Mr Burroughs et suis par la suite restée en contact avec lui.
Il s’est créé autour de la personne de cet auteur toute une aventure, dont a fait partie l’expérience du groupe B 23, une structure éducative que j’ai mise sur pied à l’hôpital en 1984 en collaboration avec un groupe d’infirmiers et d’hospitalisés, dont faisait partie Louis P.. Cette structure était une expérimentation basée sur plusieurs grilles de pensée complémentaires: la sémantique générale d’Alfred Korzybski, la théorie de l’inhibition de l’action de Henri Laborit, l’analyse transactionnelle d’Eric Berne et les recherches de William Burroughs et de Brion Gysin. Elle s’inspirait également des principes du Comité National d’Éthique qui était une instance officielle reconnue. Elle a fonctionné pendant trois ans, sous la forme d’une école, d’un journal et de moments de vie organisés à l’extérieur. Les résultats de cette expérimentation ont dépassé nos espérances et ont confirmé les hypothèses de base, à savoir qu’il était vraiment possible d’amener les soignés à un état de mieux-être et d’autonomie, non pas en les traitant comme des malades mentaux incurables pour lesquels « il est trop tard pour faire quelque chose », mais en cherchant à répondre à leurs besoins fondamentaux d’êtres humains, en s’inspirant de grilles fiables, et dans le cadre d’une structure similaire à celle de notre organisme.
Cependant, quoique cette expérience ait résulté d’une demande du chef de service, elle s’est heurtée rapidement à des oppositions tous azimuts de la part de la plupart des responsables hiérarchiques à l’intérieur des services. Elle a en fait dû sa poursuite à l’appui dont elle a bénéficié de la part du directeur de l’hôpital en poste à l’époque, monsieur Christian G., sans lequel elle n’aurait jamais pu se durer si longtemps. Toutefois en 1987, elle a cessé à la suite d’une restructuration des services qui a rendu sa poursuite impossible.
Ce qui s’est passé durant ces trois ans me paraît important en cela que nous avons pu démontrer à travers le groupe qu’il est possible à des gens considérés pour certains comme « chroniques » de cesser de se comporter comme des malades mentaux et de se concevoir comme tels, d’abandonner leurs symptômes et d’évoluer favorablement quand ils se trouvent dans un milieu qui répond à leurs besoins. En cela le groupe, c’est-à-dire l’ensemble des gens qui y ont participé, soignants comme soignés, ont démontré qu’ils étaient capables de résoudre un problème moral que la recherche précédente a posé, à savoir celui de l’efficacité des soins. Les soignants se considéraient comme payés pour répondre aux besoins et aux demandes des malades, à leur service en quelque sorte; chacun, soignant comme soigné, mettait ses connaissances, ses possibilités et ses désirs à la disposition des autres et nous choisissions ensemble notre programme en fonction de cela; dans ces conditions, nous n’avons jamais eu le moindre problème et tout se passait très bien.
Nous avons également, dans la mesure où nous expérimentions pratiquement les grilles dont nous nous inspirions, observé leur fiabilité, autrement dit, le fait que les résultats confirmaient les écrits de leurs auteurs, que nous tenions au départ pour des hypothèses. En cela cette expérience me semble également digne d’intérêt.
Dans tous ce qui s’est passé là, Louis P. a eu un rôle important dans la mesure où sans lui, s’il ne m’avait pas fait découvrir les livres d’un certain Burroughs, cette expérience n’aurait sans doute jamais pu avoir lieu sous cette forme. Il en a donc été l’inspirateur, il en est à l’origine, et nous lui en sommes, nous qui l’avons vécue avec lui, dans une certaine mesure redevables.
Les relations que nous avons élaborées dans le groupe étaient de relation d’êtres humains à êtres humains. Elles n’avaient rien à voir avec un quelconque statut hiérarchique. De ce fait, elles ne peuvent se limiter à l’exercice de ma profession et s’interrompre le jour où je cesse de travailler, d’autant plus que si je le faisais, il perdrait le seul appui qui lui reste et le seul lien qui le relie encore à l’extérieur. En résumé, je ne peux absolument pas moralement laisser tomber ce garçon, cette éventualité est totalement hors de question et vous représentez la seule instance qui puisse lui être actuellement d’un quelconque secours.
Le rejet dont il est l’objet à l’hôpital est dû à des raisons implicites, peu verbalisées, si ce n’est pour justifier son internement en dépit de l’absence d’éléments objectifs: ce rejet est lié à l’image qui lui est attribuée, qui est celle d’un schizophrène, homosexuel et ancien drogué, étiquettes auxquelles le discours qu’il émet sur lui-même n’est pas étranger. Avant d’être hospitalisé, au cours des années 70, Louis a vécu une année d’errance durant laquelle il a voyagé et effectué diverses expériences en compagnie d’un garçon avec lequel il vivait. Cette année, en dépit des aventures éprouvantes qu’il a traversées, représente pour lui le seul moment de son existence où il a été heureux, où il avait le sentiment d’être libre et vivant. A l’hôpital, il a perdu au fil des ans la notion du temps, et s’est réfugié dans ses souvenirs, qui sont pour lui la seule chose qui lui reste de cette époque. Pour lutter contre l’oubli, il les transcrit sur des cahiers, en parle aux gens qui l’entourent, et la plupart de ses propos tournent autour de son passé, d’épisodes vécus, des gens qu’il a alors fréquentés. Il en parle spontanément, sans désir de provoquer, sans y voir de mal, pour garder vivante sa mémoire du temps où il avait le sentiment d’exister. Ce refuge est le seul moyen qui lui permette de vivre, d’échapper à une situation insupportable. Mais le fait est que les sujets qu’il évoque sont souvent liés à des tabous de notre socioculture et provoquent un malaise et des réactions de défense, d’incompréhension chez bon nombre de ses interlocuteurs. L’ensemble de son discours est alors interprété en termes de pathologie et négativisé en bloc. L’image qui lui est renvoyée de lui-même est celle d’un garçon délirant, incompréhensible, dont « on ne sait pas ce qu’il pourrait faire », raisonnement censé justifier ses détentions diverses, à Cadillac ou en chambre de force. Les raisons de son exclusion reposent ainsi pour une grande part sur un ensemble de préjugés, de fantasmes, de réactions inconscientes émanant des gens qui le rejettent; le fait est que les différentes étiquettes qu’il porte correspondent à des pathologies de la nosographie psychiatrique, qui le classent comme psychotique, pervers et ancien toxicomane.
Cette nosographie repose sur la grille freudienne élaborée à la fin du XIXème siècle. Cette grille est basée sur des conceptions, des critères, qui correspondaient alors au mode de pensée en vigueur, critères liés au contexte socioculturel de l’époque et à la vision que Freud s’est forgé de la pathologie mentale à travers sa clientèle, qui était issue de la bonne société viennoise.
La valeur que pouvait avoir cette grille en son temps, de même que les évolutions qu’elle a permises par la suite sont sans conteste. Cependant le fait est que la société française de 1991 est sensiblement différente, à maints égards, du contexte social que connaissait Freud; les conceptions scientifiques ont également évolué, particulièrement depuis les découvertes effectuées en physique (mécanique quantique, théorie de la relativité), qui ont bouleversé toute la conception du monde et de l’homme en ce monde. En conséquence, des théories qui pouvaient, au regard du paradigme cartésien, être qualifiées de scientifiques il y a un siècle, (et la grille freudienne en fait partie), sont aujourd’hui dépourvues de validité du fait des postulats qui les sous-tendent; elles consistent en conséquence en un ensemble d’opinions éminemment respectables en tant que telles, que chacun est parfaitement libre d’adopter, mais qui ne sauraient être considérées comme scientifiques au sens actuel du terme ni tenir lieu de vérité. Ces postulats ont des répercussions au niveau du mode de pensée et du comportement des gens qui les tiennent pour scientifiques, particulièrement en psychiatrie où ils font encore figure de dogmes. Ils peuvent avoir des conséquences dramatiques dans la vie des patients, au niveau des faits, dans la mesure où ils engendrent une culpabilisation, une infériorisation, et des rapports de domination/soumission qui n’ont pas lieu d’être dans un lieu de soin. Ils font ainsi écran entre les soignants et les soignés et constituent un obstacle aux relations de confiance et de respect qui sont à la base de toute thérapeutique.
(L’analyse qui suit a été élaborée sur les principes de la sémantique générale d’Alfred Korzybski.)
Ces conceptions et postulats sont pour citer brièvement les principaux, en résumé et très brièvement les suivants:
– vision de la maladie mentale comme inhérente à l’individu qui en souffre, de cause endogène en quelque sorte, sans lien avec le milieu dans lequel vit la personne; cette vision est liée à une conception de l’organisme humain qui sépare celui-ci en un corps d’un côté, un psychisme de l’autre et fait abstraction du milieu dans lequel il vit. Elle repose sur une démarche de pensée élémentaliste qui isole artificiellement des éléments et des facteurs reliés entre eux structurellement. Si nous nous basons sur des critères scientifiques au sens de ce terme en 1991, nous pouvons dire que cette conception relève d’un mode de pensée dualiste qui oppose l’esprit et la matière, le normal et le pathologique, l’individu et son milieu, mode de pensée d’actualité du temps d’Aristote, il y a 2400 ans, mais complètement révolu de nos jours, dans la mesure où la conception de l’organisme humain qui correspond à nos données actuelles est celle d' »un tout psycho-somatique dans son milieu qui le pénètre et auquel il réagit. » (Alfred Korzybski). En conséquence, cette vision de la maladie est sous cet aspect dépourvue de scientificité.
– conception de la pathologie mentale comme d’un handicap fixé, une fois pour toutes, reposant sur une vision statique de l’organisme humain et faisant abstraction de ses capacités d’évolution; nous savons aujourd’hui qu’il n’en est pas ainsi et que nous sommes des êtres dynamiques, en constante évolution. Cette conception statique de l’organisme sous-tend le postulat d’incurabilité de la maladie mentale qui renvoie aux patients une vision désespérée d’eux-mêmes et entraîne, dans l’équipe soignante, des réactions de défaitisme; la chronicisation est alors considérée comme inhérente à la maladie et à la personne identifiée à celle-ci, et, de ce fait, inéluctable, d’où une perte de finalité de la fonction soignante.
– du postulat d’incurabilité de la maladie découle un manque de recherche d’efficacité des soins; ce dont il est question ce n’est pas de soigner dans le but de guérir, la guérison n’étant pas censée exister en psychiatrie, mais de soigner pour soigner, le but des soins n’ayant d’autre finalité qu’eux-mêmes, d’où un manque de prise en compte des résultats et l’absence de confrontation des théories et des discours à l’épreuve des faits qui est à la base de toute démarche scientifique sérieuse.
– identification des soignés à leur étiquette nosographique, qui tend à attribuer aux gens toutes les caractéristiques de la pathologie qui leur est attribuée, leur renvoie une image négative d’eux-mêmes, et fait abstraction de leurs capacités et de leur potentiel; l’étiquette devient alors un mot-écran qui conditionne la vision des soignants sur les soignés et enferme ces derniers dans leur statut de malade. Or nous savons aujourd’hui que cette identification aux mots relève d’une conception réductionniste, qu’il s’agit d’une fausse identification, une personne, quelle qu’elle soit, ne pouvant être réduite aux caractéristiques que l’observateur, quel qu’il soit, est susceptible de lui attribuer, car avant d' »être » des schizophrènes, des alcooliques, etc., les soignés sont avant tout des êtres humains dotés d’une personnalité et d’une individualité qui leur est propre et ne peuvent être limités à un mot ni à une image. Cette conception réduit trop souvent les malades à la condition d’objets, déresponsabilisés, privés de tout pouvoir de consultation dans les décisions qui sont prises à leur encontre alors qu’elles les concernent directement et en premier lieu.
– conception de la nosographie psychiatrique comme « vraie » une fois pour toute et censée être le reflet exact des malades et des maladies. Il s’agit là d’une confusion entre la carte et le territoire, le niveau des mots et celui des faits, liée à une utilisation inadéquate du langage et de sa fonction symbolique.
Cette conception fait également abstraction du fait que, la psychiatrie faisant partie des sciences humaines, il ne s’agit nullement d’une science exacte ni d’une vérité révélée, mais de concepts élaborés dans un cadre historique déterminé, d’un domaine susceptible d’améliorations et d’évolution en fonction des découvertes.
– au niveau de l’observation qui est faite des patients, seule est prise en compte la personne observée, il est totalement fait abstraction du coefficient de l’observateur, du fait que le résultat de l’observation diffère selon les personnes qui l’effectuent. Cette démarche de pensée correspond à celle de la période classique en vigueur au temps de Descartes. Elle a été abandonnée au XXème siècle, sur la base des travaux de Einstein; nous savons en effet aujourd’hui que toute observation est relative et que tout ce que l’homme peut connaître est un phénomène dû conjointement à l’observateur et à ce qu’il observe.
Il en résulte bon nombre d’attitudes dogmatiques de la part de soignants qui, partant du principe que ce qu’ils ne connaissent pas n’existe pas, et considérant que « la réalité » se borne à ce qu’en embrasse leur science, celle-ci ne saurait tolérer la moindre remise en question. La recherche d’efficacité, à la base de toute démarche scientifique, fait alors dans ce contexte figure de blasphème. Une telle attitude ferme la porte à toute possibilité de réflexion sur la nature du travail que l’on fait, et Dieu sait combien une telle réflexion est nécessaire en psychiatrie. Elle empêche toute autonomie de pensée, laquelle est alors taxée de « négation de la maladie ». La notion de pathologie est, de ce fait, considérée comme existant indépendamment des patients, comme une entité en tant que telle, érigée en valeur absolue, à laquelle est subordonnée la vie des patients. Sur de telles bases, il n’y a plus de démarche thérapeutique cohérente. La fonction soignante est une fonction d’assistance envers les patients; elle passe par l’instauration d’une relation d’aide avec ceux-ci. Elle ne consiste nullement à déifier des dogmes scientistes, ni à utiliser ces dogmes pour asservir des gens.
En ce qui concerne la théorie des perversions à partir de laquelle Freud a élaboré la nosographie des névroses, elle repose sur les conceptions personnelles de cet auteur, qui, limitant la sexualité normale au seul cadre de la procréation, a taxé de perverse « toute activité sexuelle qui, ayant renoncé à la procréation, recherche le plaisir comme un but indépendant de celle-ci… tout ce qui sert à procurer de la jouissance reçoit la dénomination peu recommandable de « pervers » et est, comme tel, voué au mépris. »[1]. Que Freud soit parti d’un tel postulat à l’époque où il vivait et en fonction des critères scientifiques dont il disposait est parfaitement compréhensible, il ne pouvait guère faire autrement. Mais que nous raisonnions encore sur cette base en 1991 est totalement désadapté. C’est là faire abstraction de toute l’évolution qui s’est opérée au niveau des comportements des gens, particulièrement depuis l’apparition de la contraception. De ce fait les critères freudiens ne correspondent plus du tout à ce que nous vivons aujourd’hui, ils ne sont plus du tout d’actualité. Partant de ces postulats, le terme de « pervers » peut alors être appliqué à l’ensemble de la population, ce qui est proprement insensé. Cette notion de « perversion » au sens freudien du terme est alors, dans le principe, comparable à celle de la « drapetomania », maladie apparue dans le sud des États-Unis avant la guerre de sécession qui fit des ravages parmi les esclaves noirs qui s’échappaient des plantations. Cette maladie consistait en une « compulsion morbide à être libre »; l’épidémie s’éteignit bien entendue d’elle-même avec l’abolition de l’esclavage. C’est également sur ce principe que repose le concept de « schizophrénie asymptomatique », très répandue en U.R.S.S. durant ces dernières décennies, qui a permis des abus dénoncés avec vigueur dans notre pays. Cet étiquetage et l’utilisation qui en est faite se révèlent, dans les faits, éminemment plus pervers et pernicieux que les gens sur lesquels sont plaqués ces termes. Ce procédé, qui consiste à identifier des gens à des mots à caractère péjoratif, dévalorisant, à leur attribuer les caractéristiques supposées de ces termes, puis à leur infliger des tracasseries de tous ordres à partir de là est à la base de toute exclusion. Il n’est pas différent de celui employé à l’égard des juifs pendant la seconde guerre mondiale, à cette différence près que l’étiquetage d’alors se basait sur des critères raciaux au lieu de critères de pathologie. Dans tous les cas, c’est d’infériorisation de la personne humaine utilisée à des fins d’asservissement dont il est question.
De par ma position d’infirmière, je me vois confrontée directement aux conséquences des décisions prises au niveau des hospitalisés. Dans certaines circonstances, dont le cas de Louis P. est un exemple, les conséquences des décisions peuvent se révéler dramatiques pour les personnes soignées. Etant dépourvue de tout pouvoir de consultation et de décision, il ne m’est pas possible d’influer en quoi que ce soit sur elles au niveau professionnel. La seule référence est alors celle de la loi, qui est censée être la même pour tous, mais celle-ci est vécue comme subversive et n’a pas droit de cité au sein de l’établissement. J’ai ainsi appris que « les droits de l’homme concernent les gens normaux mais que pour les malades, il peut être dangereux de s’y référer. »
Cette situation me paraît extrêmement grave en ceci qu’elle ouvre la porte à tous les abus. Durant quinze ans j’ai assisté dans une certaine impuissance à la lente et inexorable dégradation de personnes dont les soins qui leur étaient attribués étaient, en théorie, censés apporter une amélioration de leur état.
Or si l’hospitalisation et les traitements appliqués ne se soldent pas par des résultats positifs, par un soulagement pour la personne soignée, ils n’entrent pas dans le cadre d’une démarche de soin effective, ils ne sont pas justifiés.
Si en plus la personne qui les subit est dépourvue de toute possibilité d’influer sur son sort, si ces traitements lui sont imposés sans explication ou lui sont présentés pour ce qu’ils ne sont pas, sous prétexte que son étiquette de « malade mental » la disqualifie d’emblée pour s’exprimer en son propre nom et être informée de sa propre santé, ce n’est plus de relation thérapeutique dont il est question, mais d’escroquerie et d’abus de confiance.
Si en outre l’hospitalisation s’accompagne de mesures d’enfermement supposées limitées aux établissements pénitentiaires, sans que la personne concernée puisse avoir le moindre recours, on aboutit à des situations totalement illégales, inconstitutionnelles, qui n’ont pas lieu d’être dans un État de droit.
Si enfin les personnes qui disposent du pouvoir de décision dans cet état de fait déclinent toute responsabilité dans la dégradation de l’état de santé des gens qui leur sont confiés en attribuant celle-ci à la seule pathologie de leurs patients, s’ils considèrent comme une insulte le fait d’avoir à fournir la moindre explication sur le bien-fondé de leurs décisions, y compris aux gens qui travaillent avec eux et qui sont chargés d’exécuter ces dernières, s’ils se placent au-dessus de toute autorité autre que la leur, y compris légale, en s’autoproclamant seuls spécialistes autorisés en la matière et s’ils réfutent d’emblée toute mise à l’épreuve des faits en s’appuyant sur des théories d’un autre âge, ils sont de ce fait dépourvus de légitimité au niveau légal, de crédibilité et de cohérence au niveau scientifique et ne répondent en rien aux exigences du service public.
Ces questions m’apparaissent à l’heure actuelle autrement plus importantes que les sujets traités dans le cadre des négociations du mouvement infirmier[2]. Car ce qui est en cause ici, c’est la valeur de la personne humaine, et ce qui se passe dans les hôpitaux psychiatriques est révélateur des changements qui s’opèrent au niveau de la société. En 1976, quand je suis arrivée dans la profession, l’hôpital en question était véritablement un lieu de soin; les malades y étaient respectés, les thérapeutiques appliquées l’étaient dans un réel souci de leur bien-être, ils en étaient informés et leur point de vue était pris en compte. Il était à ce moment-là hors de question de renfermer qui que ce soit, et encore moins pendant des semaines, ce genre de pratique étant alors considéré comme asilaire, et à ce titre, révolue.
Au fil des ans, au fur et à mesure des restrictions budgétaires et des diminutions de personnel, j’ai assisté progressivement au passage de la démocratie à la dictature, à la transformation d’un lieu de soin en un lieu d’enfermement. Ceux-ci sont devenus monnaie courante, non pas seulement dans les cas d’agitation où ils peuvent alors se concevoir, mais à titre de punition, et parfois, comme dans le cas de Louis P., d’exclusion. Cette situation est due pour une grande part non pas tant à une baisse de la qualité du personnel soignant qu’à une somme de travail supérieure à sa capacité d’exécution, d’où l’impossibilité, avec la meilleure volonté du monde, de s’occuper des malades en fonction de leurs besoins. Il en résulte un accroissement des tensions, génératrices d’agressivité, de conflits, une baisse de la tolérance, la tendance à recourir au droit du plus fort et des phénomènes de cristallisation de l’agressivité sur des gens précis qui font fonction d’exutoire.
Entre également en ligne de compte la hiérarchisation qui s’est opérée sous l’effet des décisions de monsieur Evin, la formation des surveillants dans des écoles de cadre qui privilégient les critères administratifs aux critères de soins et forment des technocrates manipulateurs, plus préoccupés de faire des économies, de s’occuper de statistiques, de réduire les malades gênants et le petit personnel récalcitrant et de mettre en place des structures-écran, que de diminuer la souffrance des gens dont la santé leur est confiée. Petit à petit, ce qui paraissait inacceptable au départ finit par devenir « normal ». On assiste alors à une banalisation de la souffrance et du mépris, un renversement complet des valeurs, sans aucune possibilité pour un individu de pouvoir influer sur le processus.
La fermeture informationnelle du fait du secret médical empêche à priori toute information de filtrer à l’extérieur et les gens qui subissent ainsi cela souffrent inutilement, pour rien, parfois durant des années, des décennies, et meurent également, se sachant oubliés de tous et dans l’ignorance des gens de l’extérieur. Et s’il arrive à quelqu’un de parler de ce qu’il peut vivre aux gens du dehors, alors personne ne le croit, parce que cela n’est pas censé exister ici, « au pays des droits de l’homme »; à ce point, même l’extérieur n’est plus d’aucun secours, il n’existe plus aucune porte de sortie, aucun espoir.
C’est pourquoi réduire le « malaise » infirmier à une question d’avantages sociaux est également une imposture envers la profession, envers les gens qu’ils soignent et envers la population. Autour de moi, j’ai vu ce « malaise » causer la mort de huit collègues en dix ans, dans quatre unités de soin: Annie B. s’est pendue en 1980; quelques temps après, Marc C. s’est jeté sous un camion; Pascal D. s’est tué avec des médicaments ainsi que Serge T., de même que Jean-Pierre E. et sa femme, quelques mois plus tard, laissant deux filles de 18 et 15 ans dont la plus jeune est décédée depuis; Jean-Jacques C. s’est tué en delta-plane et il y a quelques mois, Ariel G., une psychologue a été retrouvée morte chez elle; ne sont pas compris dans cette liste les suicides ratés et les arrêts de longue maladie.
(Depuis la rédaction de cette lettre, sont également décédés Emilie B, infirmière, Thierry B., infirmier, Roger T., surveillant, Bernard L., médecin-chef, Nanou C, infirmière, Marie-Claude D, infirmière, et Alain B., infirmier. Quatre autres soignants ont développé un cancer. )
Vu de l’intérieur, tout ceci paraît profondément injuste, absurde et extrêmement triste et les discours des donneurs de leçons qui s’expriment au nom « du droit », bien vains et fallacieux. J’ai vu dans cet hôpital s’effondrer toute la conception que j’avais de mon pays et de la démocratie, en laquelle je croyais. En entendant, il y a quelques mois, des idéologues oser dire dans les média que « les valeurs de la démocratie sont au-dessus de la vie, du sang et de la souffrance », j’ai réalisé que mon pays était à l’image de l’hôpital. La vie, le sang et la souffrance ne sont pas des abstractions, contrairement aux « valeurs de la démocratie », il s’agit de la vie, du sang et de la souffrance de gens bien réels, ce qu’ignorent vraisemblablement les gens qui tiennent de tels propos et qui ne savent manifestement pas de quoi ils parlent. Quant aux valeurs de la démocratie, que représentent-elles si ce n’est la valeur humaine ?
La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 repose sur le postulat qu’il n’existe pas de valeur au-dessus des gens, et c’est en cela que réside sa valeur. Alors les gens qui la détournent pour déifier des abstractions qu’ils utilisent à des fins de domination ne sont en rien des démocrates. Ils n’agissent pas différemment des inquisiteurs qui se servaient autrefois les textes religieux pour justifier les persécutions qu’ils commettaient en leur nom. Ces gens sont des manipulateurs de symboles et des imposteurs.
Le plus gros obstacle à une évolution tient au fait que les gens qui détiennent les pouvoirs de décision en matière de santé ne sont pas confrontés directement aux conséquences de ces dernières ; ils n’ont pas le moyen de les observer et de ce fait ne peuvent les évaluer. Dans un monde de simulacre qui occulte la souffrance et la mort, ceux qui ne les observent pas directement, incapables de s’interroger sur les questions fondamentales qui sont le propre de l’espèce humaine mais constituent l’un des tabous majeurs de notre société, ignorent ce que représentent ces mots. Ce faisant, ils sont prêts à sacrifier en toute inconscience une partie de leurs concitoyens, dont certains ont participé à les élire, à des critères d’économie, de prix de journée, ou à ceux, intouchables, des sacro-saintes « lois du marché ». Ce que représentent alors les valeurs de la démocratie, ce ne sont pas les articles de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, pas plus que la liberté, l’égalité ni la fraternité, ni rien de ce genre, mais la valeur sur laquelle repose un système économique truqué, celle de l’argent, qui permettra de dominer lesdits citoyens au moyen du pouvoir rétributif en achetant leur soumission, ce que n’ont pas la possibilité de faire les gouvernements des pays moins favorisés économiquement, qui devront, eux, se contenter d’obtenir le même résultat au moyen du pouvoir dissuasif, autrement dit, par la dictature.
C’est pourquoi le cas de Louis P., exclu parmi les exclus, et ce qu’il révèle des changements qui se sont produits en psychiatrie, est également un révélateur d’une évolution similaire aux niveaux supérieurs. Les hôpitaux psychiatriques sont un microcosme de la société, et cette dernière serait bien venue de lever le voile qui les cache et de se confronter ainsi à elle- même, non pas en termes de culpabilité, car ce n’est pas ainsi que le problème se pose, mais en regardant ce qui s’y passe exactement, en y réfléchissant et en cherchant à comprendre. La situation des hôpitaux psychiatrique, et celui dans lequel j’ai travaillé est plus vivable que beaucoup d’autres, n’est pas imputable à un petit nombre de personnes travaillant dans l’institution; elle est liée au contexte social, elle en est le reflet; en occultant ses hôpitaux psychiatriques, en les éludant comme une faute, la société se coupe de la possibilité de réfléchir sur elle-même et de prendre du recul par rapport aux concepts qui l’enferment mentalement depuis des siècles, de les comprendre et de s’en libérer. Ce faisant, elle se ferme à toute évolution. Cette réflexion et cette compréhension lui sont nécessaires pour pouvoir dédramatiser la vision qu’elle a d’elle-même, se libérer du poids du passé et repartir sur des bases saines. Elle se prive également de voir les changements qui s’effectuent en son sein au niveau des critères d’évaluation.
Car la question de fond qui se pose à nous aujourd’hui est celle de la valeur de la vie humaine dans ce pays, le prix de notre vie, laquelle est, de fait, subordonnée à des critères financiers et administratifs. Elle ne peut se résoudre en termes d’idéologies politiques, pas plus que de doctrines économiques, dans la mesure où les problèmes que nous affrontons sont créés de toute pièce par ces idéologies et ces doctrines. Avant d’être des problèmes « politiques » ou « économiques », ces problèmes sont avant tout des problèmes humains, qu’il convient d’aborder et de résoudre en termes humains, non pas au moyen de théories insensées dont les adeptes ont élevé au rang des beaux-arts la technique qui consiste à faire prendre des vessies pour des lanternes, mais à l’aide de données fiables, similaires aux faits, dont les termes représentent pour tout le monde ce qu’ils sont censés signifier.
C’est pourquoi les seules personnes capables aujourd’hui d’intervenir efficacement sont celles qui disposent de ces données à savoir les personnalités scientifiques et médicales intègres, qui ont démontré leur compétence et leur efficacité, dont le travail et les découvertes nous aident à mieux vivre et nous rendent conscient de notre humanité. Ils possèdent la crédibilité, la légitimité, et les connaissances nécessaires pour mettre de l’ordre dans les esprits et dans les discours. Sur la base de données fiables, ils peuvent redéfinir les notions de licite et d’illicite, indissociables des notions de droits et de devoirs et sans lesquelles il ne saurait y avoir de vie vivable, non plus en fonction de « valeurs morales », termes qui ont un sens différent en fonction de chaque personne et aucun sens en tant que tels, mais en se basant sur les faits, sur les conséquences effectives des actes, ainsi que les notions de « vrai » et de « faux », non plus en fonction de jugements de valeurs et d’opinions non fondées, mais de la mise à l’épreuve des faits. « Le vrai est vérifiable » (professeur Jean Bernard). Dans ces conditions, les polémiques interminables peuvent être tranchées facilement sur la base d’un troisième facteur, irréfutable, constatable par tout le monde, celui de l’expérimentation. Sur une telle base, les théories qui fondent les exclusions et les racismes de tous ordres apparaissent alors dépourvues de validité et d’intérêt et n’abusent plus personne. L’éthique peut alors sortir du ghetto des éprouvettes et de la fécondation pour devenir un symbole chargé de sens pour tout un chacun. De cette façon, les membres du comité qui la représentent, en accord avec les principes qu’ils ont eux-mêmes édifiés, peuvent « résoudre un problème moral que la recherche précédente a posé. » De par le poids de leur autorité, ils peuvent constituer en toute légitimité une sorte de conseil de sages, garants de la valeur de la vie humaine et par-là même de la démocratie, de structure similaire à celle de l’organisme humain et du monde vivant et à celle de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, au-dessus des pouvoirs de toutes sortes, dont dépendraient en dernier ressort toutes les questions importantes de quelque ordre que ce soit dans le domaine des affaires humaines. Cette structure serait ouverte au niveau informationnel à la population qui aurait un droit de regard plein et entier et un pouvoir de consultation sur les décisions la concernant, conditions indispensables à l’instauration d’une démocratie véritable.
Le sort de la démocratie n’est pas du seul ressort des politiques, elle concerne par définition tous les citoyens. Elle n’est donc pas seulement l’affaire des spécialistes autorisés, elle est l’affaire de tout le monde. Il appartient donc à tout un chacun de s’exprimer librement à son sujet, indépendamment de son statut social ou hiérarchique. Les droits dont nous disposons sont inhérents à notre citoyenneté; s’ils deviennent, sous l’influence d’un certain nombre de facteurs, proportionnels aux statuts hiérarchiques et sociaux, ils sont subordonnés à la somme de pouvoir dont on dispose; le droit dont il est alors question est celui du plus fort, qui s’exerce au détriment du plus faible; les relations qui en découlent sont basées sur des rapports de force incompatibles avec les principes de liberté, d’égalité et de fraternité, rapports qui génèrent des exclusions de toutes sortes dont ceux qui en sont victimes se voient réduits à un statut de sous-citoyen, de sous-humain, démuni de tout pouvoir de se faire respecter.
Dans la mesure où la déclaration des droits de l’homme et du citoyen est à la base du régime dans lequel nous vivons, ce que personne ne conteste, les droits qu’il nous confère nous appartiennent en toute légitimité; si ces droits ne sont pas respectés, c’est à nous qu’il revient de les faire appliquer, car si nous ne le faisons pas, personne ne s’en chargera à notre place. Il convient alors de repréciser les relations qui unissent électeurs et élus en rappelant aux autorités qui se réclament elles-mêmes de la démocratie qu’elles ont des devoirs et des responsabilités envers les citoyens. Elles sont avant tout au service de ces derniers, et non l’inverse. Elles sont tenues, de par leur fonction, d’informer honnêtement leurs électeurs des affaires du pays et de la gestion qu’ils en font, des décisions qu’ils prennent, en fonction de quels critères et sur quelles bases et d’en assumer les conséquences. A partir de là, elles peuvent établir avec les citoyens les relations de respect et de confiance réciproque qui sont le propre d’une nation civilisée.
S’il n’y a ni respect, ni transparence, ni concertation dans les rapports entre élus et électeurs, si les premiers se considèrent comme seuls aptes à décider des affaires des seconds sans leur communiquer les éléments d’informations nécessaires à la compréhension de la situation ni leur demander leur avis, il n’y a plus de démocratie possible. Si les réponses aux conflits qui surgissent de cet état de fait se traduisent par des phénomènes d’exclusion, l’intervention de la force publique, une hiérarchie plus pesante et un contrôle accru sur la population, le pouvoir repose non plus sur la volonté du peuple, mais sur la force des baïonnettes. Si les citoyens, qui ont alors non seulement le droit, mais aussi le devoir, de dire ce qu’ils en pensent, ne mettent pas le holà, on s’achemine vers la barbarie. Si nous voulons être traités en êtres responsables, commençons par nous comporter comme tels.
Il est fondamental alors d’établir un dialogue avec les élus, dialogue basé sur le respect mutuel qui est la condition sine qua non pour pouvoir se dire franchement ce qu’on a à se dire dans le calme et la courtoisie. Pour pouvoir être respecté de la personne à laquelle on s’adresse, il est logique de commencer soi-même par la respecter.
Un tel dialogue implique également de sortir de la logique de culpabilité, de cesser de raisonner en termes de tort et de raison, termes dépourvus de sens, incompatibles avec la notion de responsabilité, générateurs de méfiance et d’hostilité. Un dialogue ne peut avoir lieu que dans la compréhension. Pour pouvoir se comprendre, il est nécessaire de pouvoir s’écouter, autrement dit se parler ouvertement, de pouvoir s’expliquer sans crainte d’être jugé de façon à clarifier les éventuels malentendus. La question n’est pas de juger mais de comprendre. Les hommes politiques ne sont pas omniscients, ils sont faillibles au même titre que tout le monde; ils ont par conséquent un droit à l’erreur, droit qu’il est important de leur reconnaître pour qu’ils puissent s’expliquer de façon sensée et sortir ainsi de la langue de bois qui les enferme et les discrédite sans qu’ils s’en rendent compte. Il convient donc d’établir avec eux des relations d’humains à humains, d’égal à égal, conformément aux principes dont ils se réclament.
Sur la base d’un tel mode de relation, ils peuvent regagner le soutien de la population, gouverner sainement et efficacement en jouant carte sur table, et faire leur travail de manière beaucoup plus valorisante, constructive, agréable et reposante pour tout le monde. Forts du soutien populaire, ils peuvent alors affronter plus sereinement les rapports de force auxquels ils sont soumis au niveau international, rapport structurellement similaire à celui qui règne actuellement au niveau national, c’est-à-dire dans lequel ils sont en position de dominés. Dans la mesure où les instances extérieures se réclament également des principes de la démocratie, nos responsables nationaux ont alors non seulement le droit, mais aussi le devoir, d’exiger de ces instances qu’elles les respectent, et que les règles du jeu international soient redéfinies sur des bases transparentes, explicites, en concertation avec toutes les parties et avec leur accord. Sans ces conditions, il ne saurait être question d’ordre démocratique au niveau international.
Nos dirigeants sont actuellement dans une situation particulièrement inconfortable, pris entre deux mouvements de pression antagonistes, aux intérêts inconciliables: une pression venant du bas, celle de leurs concitoyens qui n’aspirent en fait qu’à une société humaine, adaptée à leurs besoins, aspiration qui a amené la gauche au pouvoir, et une pression du haut, qui vise à départir ces dirigeants de leur autonomie de décision et de gestion de leur propre pays dans les domaines qui les concernent en premier lieu, eux ainsi que l’ensemble de leurs concitoyens, à des niveaux aussi vitaux que l’information, la production de nourriture, la sécurité, les échanges commerciaux, la gestion des conflits, etc. Le fait est que, dans la mesure où nous élisons nos dirigeants, leurs intérêts sont à ce niveau les mêmes que les nôtres; il importe d’en tenir compte et d’agir en conséquence. L’intérêt de « la France » est indissociable de celui de sa population; sans cette dernière, « la France » ne représente rien, elle n’existe pas. Elle ne peut donc servir d’argument pour justifier des décisions prises au-dessus des gens, sans leur consentement, sans qu’ils soient informés des enjeux ni des implications, sans qu’ils disposent des données pour les comprendre et en évaluer le bien fondé, et dont les conséquences se révèlent dans les faits à la longue préjudiciables pour eux. De telles pratiques ne sont nullement stipulées dans notre constitution, elles ne sont pas du tout inclues dans le contrat social auquel nous avons adhéré. Partant de là, elles n’engagent que ceux qui les prennent; en ce qui nous concerne, elles ne nous engagent en rien et nous ne sommes aucunement tenus de nous y conformer. Un tel fonctionnement entraîne inéluctablement à plus ou moins longue échéance un mécontentement populaire et des tensions sociales, les gens ayant le sentiment d’être trompés et lésés.
Alors que si nos dirigeants décident d’agir en coopération avec leur population, en tant que représentants de celle-ci, ils peuvent alors s’en faire les porte-parole et requérir des représentants des instances extérieures qu’ils viennent eux-mêmes présenter leurs propositions à leurs concitoyens, répondre en direct à leurs questions, leur fournir toutes les explications nécessaires, à partir de quoi ceux-ci pourront alors y réfléchir et décider ensemble de la suite à leur donner. De cette façon, une nouvelle structure de relation entre électeurs et élus, reposant sur la complémentarité, peut délivrer ces derniers de la pression du bas. Au lieu de vivre la force populaire comme antagoniste et de s’opposer à leur propre peuple, ils peuvent s’en faire un allié et ainsi gouverner sur des bases solides. Ils peuvent alors répercuter à l’extérieur le changement de relation accompli à l’intérieur et se délivrer par-là même de la pression du haut, non en s’y opposant par la force, mais en l’amenant sur le terrain de la transparence, de la cohérence et du savoir-vivre. Un pays dont les citoyens et les dirigeants sont capables d’opérer ensemble un tel changement relationnel peut résoudre ses problèmes au niveau individuel, national et international; il peut passer d’une position de perdant, où dirigeants comme administrés ont tout à perdre, à une position de gagnant, dans laquelle les uns et les autres ont tout à gagner. Il met un terme à un jeu truqué, à des structures anti-humaines, et le remplace par des règles claires et identiques pour tous, et une organisation respectant les besoins des individus et du monde vivant.
Je vous ai communiqué à travers cette lettre les éléments qui m’apparaissent importants, particulièrement dans le contexte que nous traversons, estimant que j’avais le devoir de le faire. J’y joins les écrits adressés à différents niveaux auxquels j’ai tenté d’intervenir en faveur de Louis P., ainsi que d’autres, concernant d’autres patients, qui témoignent du fait que malheureusement son sort peu enviable n’est pas une exception.
Je souhaite de tout mon cœur que cette démarche aboutisse à une prise de conscience et amène une amélioration de la condition des personnes psychiatrisées, un comportement plus humain et pour tout dire, plus civilisé, des autorités qui en ont la charge. Je me tiens à votre disposition concernant toute précision que vous seriez susceptible de requérir.
Je vous remercie par avance de l’intérêt que vous témoignerez à cette lettre et vous prie de croire, Monsieur le Professeur, en l’assurance de mes respectueuses salutations.
Réponse:
LABORATOIRE X
HOPITAL Y
75000 PARIS
Paris, le 19 novembre 1991
Madame,
Je vous suis reconnaissant de votre confiance. Malheureusement je reçois chaque semaine des manuscrits ou documents aussi abondants que les vôtres. La majorité des personnalités qui me les adressent sont persuadées d’avoir un message à transmettre à leurs contemporains, message strictement unique et dans l’ignorance duquel la planète va s’effondrer. Je ne discute pas le bien-fondé de ces idées, pas plus que l’intérêt que peuvent présenter les vôtres, mais veuillez considérer que, si je devais prendre honnêtement et consciencieusement connaissance de tous ces écrits, je n’aurais plus qu’à fermer mon laboratoire et ouvrir un bureau de conseiller technique en sciences humaines.
Croyez-bien que je suis toujours très culpabilisé en dictant des réponses de ce type. Mais je pense que vous comprendrez aussi mon point de vue et que vous aurez la gentillesse de me pardonner.
Je vous renvoie vos documents dont vous pourriez peut-être avoir besoin.
Je vous prie de recevoir, Madame, mes respectueux hommages.
Docteur X
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Louis est revenu de Cadillac le 29 Janvier 1992, après 19 mois de détention au terme de son troisième séjour. Il aura passé en tout 38 mois dans cet établissement.
A son retour il a été placé dans une petite unité de jeunes patients dits « autonomes » dans laquelle il jouissait de conditions d’hospitalisation plus satisfaisantes qu’auparavant. Ses sœurs ont renoué des contacts avec lui. Il allait de temps à autres faire des séjours dans une ferme thérapeutique. Il n’a plus eu de comportement agressif envers quiconque et il n’a plus jamais été question de Cadillac en ce qui le concerne. La mesure de placement sous contrainte prise à son encontre dans les années 80 a été levée au début de l’année 1997, et il a ensuite été hospitalisé en placement libre. Opéré d’un cancer au larynx en 2003, il est mort quelques mois plus tard d’une infection nosocomiale.
Notes
[1]. Freud: Introduction à la Psychanalyse.
[2]. Il s’agit de la « Coordination infirmière », créée en 1988.