Psychiatrie, le Carrefour des Impasses (15)
Février 1998
Je remercie le Professeur Werner de m’avoir choisi pour venir présenter ce rapport à votre symposium. Je pense qu’il l’a fait en connaissance de cause: j’ai participé pendant près d’un demi-siècle à la difficile transformation de la psychiatrie française, ce qui ne peut manquer d’émailler ce rapport de souvenirs personnels et de l’entacher d’une certaine partialité. Vous voudrez bien en tenir compte. Par ailleurs, j’ai cessé d’exercer il y a maintenant neuf ans dans la psychiatrie publique, mais j’occupe ma retraite avec de multiples actions de formation et surtout, dans le midi de la France, avec de nombreuses supervisions et régulations d’équipe, tant dans le secteur socio-éducatif que dans le secteur médico-social; je participe tous les ans à plusieurs rencontres et colloques – bref, je reste en contact assidu avec la psychiatrie en train de se faire, et c’est ce qui m’autorise à prendre la parole devant vous.
A moins d’y passer des heures, je ne saurais évidemment pas plus que quiconque dresser un tableau exhaustif de la psychiatrie française en cette année 1998. Comme sans doute dans la plupart des pays dits occidentaux, la situation est en France extrêmement complexe, conflictuelle et mouvante. Vous connaissez aussi bien que moi les multiples options idéologiques qui se disputent actuellement le champ de la santé mentale – la France n’est nullement en retard à cet égard et on y trouve comme ailleurs à portée de main comportementalisme, cognitivisme, thérapies systémiques, psychiatrie biologique, psychanalyse freudienne ou jungienne, art-thérapie, sophrologie, analyse transactionnelle, thérapies gestaltistes, etc. Comme ailleurs sans doute, ces différentes tendances s’affrontent ou s’associent – plusieurs d’entre elles coexistent le plus souvent dans une même pratique, de façon plus ou moins éclectique, sans que cette coexistence ait été toujours bien pensée, bien articulée, ce qui est assez étonnant dans un pays où la spéculation théorique précède souvent d’assez loin les réalisations pratiques.
On ne peut par ailleurs dissocier ce malaise de la psychiatrie de la conjoncture politique et économique dans laquelle il se développe. Dans le contexte actuel d’inflation du coût de la santé et des tentatives de maîtrise que cela induit chez les gestionnaires, la psychiatrie se trouve dans une position très inconfortable, car on lui demande de limiter ses dépenses, et pour cela d’évaluer son activité en vue de la rationaliser, de rendre des comptes – ce qui en soi est tout à fait normal et compréhensible: la difficulté dans le cas de la psychiatrie, c’est qu’il est difficile de fonder ces calculs sur des paramètres véritablement pertinents, comme c’est plus aisément le cas en médecine somatique. Il y a là une aporie méthodologique bien connue, même si l’on s’obstine à la méconnaître: lorsqu’il s’agit de prendre en compte le sujet humain, toute tentative de quantification l’objective immanquablement, et l’on n’a plus affaire qu’à un pseudo-sujet, un sujet en trompe l’œil. Alors on s’évertue à établir des grilles de calcul aussi ingénieuses qu’arbitraires, dont le résultat le plus clair est de fournir des statistiques inutilisables, ou que du moins on devrait considérer comme telles – car à la base on ne peut mettre des chiffres sur la pratique sans distordre gravement la réalité de celle-ci.
Plus grave encore, il y a là l’amorce d’un cycle éminemment pervers, car les réticences et les tricheries des travailleurs de base suscitent la défiance des instances de contrôle et la mise en place d’un appareil hiérarchique de plus en plus bureaucratique et policier, de plus en plus désinséré de la pratique réelle des gens de terrain. Ces bureaucrates, qui étaient parfois de bons soignants tant qu’on ne les avait pas aliénés à cette tâche impossible, s’accrochent alors faute de mieux à ce qui fait illusion de leur pouvoir, ils deviennent des fétichistes de l’ordinateur et ne voient plus l’exercice du métier de soignant qu’à travers les quatorze pouces de leur écran. Il me semble qu’il y a là, c’est pourquoi j’insiste un peu, un des ingrédients essentiels du malaise actuel de la psychiatrie, en France – difficulté qu’on peut ramener, en fin de compte, à un problème de méthodologie, qui est en même temps un problème d’éthique: on veut faire entrer la psychiatrie dans une quantification dont la validité, si toutefois elle est établie, a été testée hors de son champ, et qui constitue pour elle un véritable lit de Procuste. En un mot, on ne semble pas s’être soucié de la spécificité de la psychiatrie et c’est sans doute par là qu’il aurait fallu commencer…
Nous touchons là, bien sûr, un autre aspect important de la question: la place de la psychiatrie parmi les disciplines médicales. L’évolution institutionnelle de ces vingt dernières années tend à intégrer de plus en plus précisément la psychiatrie à la médecine: l’hospitalisation psychiatrique se fait de plus en plus souvent dans les hôpitaux généraux et les infirmiers qui travaillent en psychiatrie proviennent désormais du lot commun du « Diplôme d’État ». Il y a certes bien longtemps que la psychiatrie est considérée comme une branche de la médecine, ce qui est certainement beaucoup moins scandaleux aujourd’hui qu’au début de ce siècle, où l’aliénisme ne faisait guère que les premiers traitements biologiques vraiment actifs dont ont disposé les psychiatres. La cure de Sakel et la convulsivothérapie remontent aux années trente – et c’est en 1938, en France, que les asiles d’aliénés sont devenus des hôpitaux psychiatriques. Aujourd’hui où nous disposons à tous le moins d’une gamme de soins qui situent la place de la psychiatrie parmi les disciplines médicales – l’erreur commence lorsqu’on prétend faire du psychiatre « un médecin comme les autres ».
« Un médecin comme les autres », cela suppose que les autres – tous les autres – soient en quelque sorte médecins de droit, incontestables, et que la position du psychiatre soit à cet égard discutable, puisqu’un effort d’assimilation est nécessaire pour l’intégrer pleinement à la médecine comme allant de soi alors que c’est justement cette unité qui fait question. Le psychiatre, un médecin comme les autres ? Oui, en ce sens que, comme beaucoup de ses confrères, il a à chercher sa place parmi une grande diversité de pratiques dont les différences sont aussi évidentes que ce qu’elles peuvent avoir en commun.
On me dira que cette formule: « le psychiatre, un médecin comme les autres », est un peu sommaire et qu’elle est rarement utilisée telle quelle, sous cette forme à l’emporte-pièce, par les responsables de la santé. Sans doute, mais c’est pourtant elle, sous cette forme hâtive, qui sous-tend cette marche forcée à l’intégration dans laquelle se trouve actuellement entraînée la psychiatrie française. Nous nous trouvons en butte à une volonté de nivellement qui semble vouloir faire table rase des problèmes, comme s’il s’agissait de s’en débarrasser une fois pour toutes: « allez, on en a assez discuté, on intègre la psychiatrie à la médecine et on n’en parle plus… » Il faut au contraire continuer à en parler.
On peut d’ailleurs remarquer que, plus on médicalise la psychiatrie d’un côté, plus on la démédicalise de l’autre. La loi de 1975 sur les handicapés, en France, représente une pierre milliaire dans cette évolution: en mettant l’accent sur la notion de handicap mental, en gratifiant d’une allocation pour handicapés ceux qu’on appelait jusque-là les malades mentaux, la loi de 1975 a beaucoup contribué à jeter le trouble chez les psychiatres, qui ne savent au fond plus bien non seulement comment soigner, mais qui même ils ont encore à soigner. Ceci est désormais très évident dans la pratique institutionnelle: hormis les différences de statuts et de rémunération, il existe un véritable flou entre éducateurs (ou rééducateurs), psychiatres et psychologues – et ce ne sont pas les psychiatres qui trouvent le plus aisément leur place. En fin de compte, leur seule prorogative indiscutable serait de prescrire des médicaments, ce dont ils se satisfont assez rarement. On serait tenté de dire que, sous couvert d’en faire un médecin de plein droit, le psychiatre est en fait devenu le parent pauvre, non seulement de la médecine, mais de la psychiatrie elle-même, dans le secteur public tout au moins. Ceci explique sans doute en partie le désintérêt grandissant pour cette profession: en 1986, lit-on dans le dernier bulletin de l’Ordre des Médecins, sur 3.367 postes de psychiatres hospitaliers, 2.535 seulement étaient occupés par des titulaires, 271 par des contractuels, et 263 laissés vacants…
Je ne voudrais toutefois pas brosser un tableau trop sombre de l’état des lieux en France en 1998. J’ai quarante-huit ans de psychiatrie derrière moi et j’ai connu pire que la situation actuelle. En fait, comme cela a sans doute toujours été le cas, cette situation varie beaucoup suivant les lieux, c’est-à-dire essentiellement suivant l’histoire locale (pas seulement psychiatrique) et suivant les acteurs de cette histoire (pas seulement les travailleurs psychiatriques). J’y reviendrai. Il convient toutefois d’essayer de dégager des tendances générales à l’évolution en cours, de dévoiler si possible les fondements idéologiques de ces tendances et de les situer dans une perspective plus large – ce qu’on peut définir comme le cadre économique et social dans lequel nous avons à vivre et à travailler, et que nous avons aussi à faire évoluer dans la mesure de nos moyens…
J’ai fait connaissance avec la psychiatrie au milieu de mes études de médecine, en 1950 exactement – en travaillant d’abord dans un service universitaire qui reflétait bien les contradictions de l’époque: avec trente-six lits seulement, il pourrait encore avoir sa place dans un dispositif actuel de psychiatrie publique: il était certes unisexué, réservé aux femmes, mais c’était un service libre (les services libres existaient en France depuis les années vingt) et pratiquait donc ce qu’on appelle aujourd’hui l’écrémage, les malades relevant d’un internement étant évacués sur l’hôpital psychiatrique voisin. Curieux service libre pourtant: les portes en étaient constamment fermées et, sur trente-six lits, il comptait douze cellules dotées de murs caoutchoutés, de judas et de verrous chromés véritablement imposants. C’est dans ce cadre, où l’on pratiquait beaucoup d’électrochocs et où l’on expérimentait à doses extrêmement prudentes, sous le nom de code 4560 RF, un nouveau médicament qui devait être commercialisé un peu plus tard sous le nom de Largactil – c’est dans ce cadre improbable que s’est décidée mon orientation analytique, grâce à Jean Guyotat qui était tout jeune chef de clinique et dont j’ai dû être le premier élève.
Après cela, j’ai fait quinze mois d’internat alimentaire dans un hôpital psychiatrique de province qui répondait bien aux normes de l’époque: douze cents malades, trois médecins-chefs (le troisième poste venait juste d’être créé, ce qui avait permis de diviser en deux le service des femmes – mais celui des hommes ne disposait encore que d’un médecin, de surcroît responsable d’un service de sûreté, et il n’était encore pas question de médecins-assistants). Là aussi, on pratiquait encore l’écrémage: chaque service disposait alors d’un « pensionnat » où étaient soignés une vingtaine de malades – les autres étaient abandonnés aux infirmiers et surveillants qui ne disposaient alors que d’une formation assez rudimentaire et se sentaient eux-mêmes très délaissés par le corps médical … Il a fallu que j’arrive, en Janvier 1956, à l’hôpital de Saint-Alban en Lozère, pour voir qu’avec quelqu’un comme François Tosquelles, on pouvait pratiquer une tout autre forme de psychiatrie.
Vous comprenez que je vous livre ces éléments de son histoire personnelle à titre de vignettes, d’illustrations de ce qu’était la psychiatrie française il y a une cinquantaine d’années. J’ai eu la chance d’être d’une génération qui a vécu, et impulsé dans une certaine mesure, cette profonde transformation de la psychiatrie qui l’a faite passer de l’aliénisme à la situation actuelle, dont la confusion serait celle, me semblait-il, d’une époque de transition. J’ai entrepris mes études de médecine en 1945, immédiatement après la fin de la guerre. Ceci est important, car bien sûr, dans les années qui ont suivi, beaucoup de choses en France bénéficiaient d’un esprit de renouveau; les années de guerre et d’occupation avaient fait coupure et, dans tout le champ social, les réformateurs avaient le vent en poupe. La transformation de la psychiatrie était certes déjà amorcée: j’ai rappelé plus haut que les placements libres dataient des années vingt, que les traitements médicaux commençaient à se répandre en France dès avant la guerre, qu’en 1938 avaient vu le jour et les hôpitaux et les infirmiers psychiatriques ; des consultations ouvertes se créaient dans les dispensaires, on se préoccupait aussi des enfants … Tout était donc en place pour que la psychiatrie puisse enfin répondre à sa vocation médicale. Mais encore plus important peut-être, dans l’immédiat après-guerre, la psychiatrie française se découvrait une vocation sociale. A vrai dire, cela non plus n’était pas nouveau: dès la fin du siècle dernier, le mouvement hygiéniste tentait en France de combattre les « fléaux sociaux »: la lutte anti-tuberculeuse avait par exemple amplement montré l’intérêt d’une politique bien conduite de santé publique et en 1920, la Ligue d’hygiène et de prophylaxie mentale, sous l’impulsion d’Édouard Toulouse, engageait la psychiatrie dans cette voie. Mais en 1945, après les espoirs déçus du Front Populaire, après la mise en veilleuse, ou en couveuse, des années de guerre, un véritable activisme s’emparait des esprits. La France allait ainsi se doter d’un régime très avancé de sécurité sociale. C’est dans cette conjoncture que l’avant-garde de la psychiatrie française devait se rallier autour d’un programme de réformes qui élaborait une véritable doctrine et se pourvoyait même d’un nom: c’était la politique de secteur.
Évidemment, cette appellation n’était peut-être pas des plus heureuses: elle mettait l’accent sur le découpage géographique, donc sur l’aspect le plus purement administratif de ce programme. C’est d’ailleurs ce qui, à l’usage, s’est révélé le plus négatif dans cette politique: le découpage en « secteurs » a reconduit dans une certaine mesure à l’extérieur de l’hôpital ce qu’on a pu appeler la féodalité asilaire – chaque service, sous l’autorité d’un médecin-chef, se comportant de façon autarcique et entretenant avec ses voisins des relations de rivalité plus ou moins conflictuelles. Des réformes judicieuses ont été récemment introduites à cet égard dans le fonctionnement sectoriel: limitation du mandat des médecins-chefs, par exemple, et redécoupage en unités seront les résultats, car il s’agit de mettre fin à une tradition et des habitudes vieilles de deux siècles, mais à mon avis elles vont dans le bon sens – dans le sens d’ailleurs des intentions des artisans et des prophètes de la sectorisation, qui étaient entre autres de mettre fin au monopole médical au profit d’une psychiatrie plus ouverte, s’assurant d’autres concours que celui des médecins et de leurs collaborateurs immédiats. Ce qui est à craindre, c’est que certaines administrations ne profitent de cette limitation du pouvoir médical pour y substituer le leur propre: cette crainte commence malheureusement à se réaliser très précisément en certains lieux, et il va de soi qu’au regard des promesses essentielles de la sectorisation, la psychiatrie n’a rien à gagner de la substitution d’un pouvoir bureaucratique au pouvoir médical. Quoi qu’il en soit, quel que soit l’attachement qu’on puisse conserver à une expression qui nous a si longtemps servi de bannière, je ne serais personnellement pas fâché qu’on renonce un jour à cette appellation de « psychiatrie de secteur ».
Pour les promoteurs et les prophètes de la « sectorisation » il était clair en tout cas dès le départ, il y a donc une cinquantaine d’années, que la nouvelle psychiatrie devait répondre aux impératifs de bon sens: aborder les problèmes au plus près de leur émergence, c’est-à-dire dans le Milieu social habituel du malade – et d’assurer, pendant des années s’il le fallait, la continuité des soins. Ceci impliquait que ceux-ci soient pratiqués avant tout hors de l’hôpital et que l’hospitalisation ne devienne plus qu’occasionnelle et de courte durée. Cet objectif me semble avoir été atteint dans l’ensemble: un peu partout, des structures légères et diversifiées se sont ouvertes en marge de l’hospitalisation traditionnelle, qui s’est considérablement réduite au cours des deux dernières décennies.
La persistance d’un nombre important de vieux malades dans de vieux pavillons d’hospitalisation constitue toutefois encore un facteur d’inertie considérable dans un nombre d’établissements, en immobilisant une partie importante du personnel soignant et surtout en fournissant un prétexte de choix à la routine et au découragement. Il faut dire aussi que l’hospitalisation de longue durée, voire l’hospitalisation à vie, ne se limite plus aux vieux hôpitaux psychiatriques, et que si l’effectif de ceux-ci a fondu depuis quelques temps, c’est aussi parce qu’un nombre important de leurs pensionnaires ont été transférés dans d’autres établissements, tels les Maisons d’Accueil Spécialisées ou, dans les régions rurales surtout, les maisons de retraite.
Nous touchons là un autre aspect de la confusion actuelle: c’est que souvent, dans de nombreux lieux, la psychiatrie nouvelle doit se frayer un chemin à travers les décombres du passé, dont l’héritage est encore très lourd. Tout le monde souhaite probablement disposer de lieux d’hospitalisation à petit effectif, permettant des soins actifs et de courte durée – mais dans la plupart des lieux cet objectif ne peut être atteint qu’en excluant d’une façon ou d’une autre les dizaines de malades chronicisés qui représentent l’héritage de la psychiatrie asilaire. Il y a plusieurs façons d’en arriver là: la plus simple est sans doute de mettre dehors les personnes qui ne relèvent plus de soins véritables et de faire confiance aux services sociaux et aux organisations caritatives pour s’occuper d’eux; c’est ainsi que les grandes villes on rencontre souvent parmi les clochards et les S.D.F.[1] des psychotiques avérés qui ont perdu tout contact avec la psychiatrie: à ce qu’on dit, ce phénomène n’a pas atteint en France les proportions qu’il aurait prises en Italie et surtout aux États-Unis, mais il existe incontestablement et témoigne de la difficulté de la psychiatrie française, encombrée de son passé, à se moderniser. Une autre solution, très largement utilisée, est de transférer comme je l’ai dit ces malades vers d’autres structures d’hébergement: on a d’abord utilisé à cet effet, surtout dans les zones rurales, les hospices traditionnels, devenus maisons de retraite, dont certaines arrivaient à compter beaucoup plus de malades psychiatriques que de personne simplement âgées: avec le temps, cette situation se décante peu à peu mais elle subsiste encore çà et là. On pourrait dire d’ailleurs que ce transfert massif de malades d’asile dans les hospices a souvent constitué une des premières réalisations pratiques, avec les consultations du dispensaire, de la psychiatrie de secteur: placer des dizaines de malades dans les hospices du secteur supposait en effet qu’on leur rende visite et surtout qu’on instaure une collaboration avec le personnel de ces établissements; en retour, les soignants psychiatriques qui se rendaient dans les hospices étaient souvent consultés pour des personnes âgées qui posaient quelques problèmes et à qui on essayait ainsi d’éviter l’hospitalisation psychiatrique. Souvent aussi, les soignants psychiatriques ont été à l’origine, avant que cela ne se répande un peu partout, des activités occupationnelles qui sont venues mettre un peu de vie et d’animation dans les maisons de retraite. Bref, il y avait là un véritable embryon de travail « sur le secteur » et pas seulement une caricature de cette forme de travail.
La loi de 1975 sur les handicapés a aussi permis de casser un nombre important de malades asilaires dans ce qu’on a appelé « Maisons d’Accueil Spécialisées ». La création de ce type d’établissements a suscité au départ de violentes protestations dans les milieux psychiatriques: on craignait à juste titre qu’il n’y ait là que des « asiles aux rabais », car il s’agissait très explicitement de créer pour ces malades des structures moins coûteuses que l’hospitalisation dite spécialisée. En fait, les M.A.S.me semblent avoir eu dans l’ensemble des effets moins négatifs que ceux qu’on pouvait redouter: le personnel de ces établissements s’est souvent attaché aux malades très handicapés dont il a à s’occuper et fait parfois preuve de beaucoup d’attention et d’invention à leur égard, jusqu’à acquérir une compétence toute particulière en ce domaine. Il ne faut pas oublier qu’à l’hôpital psychiatrique, ces malades chronicisés étaient souvent négligés, pour ne pas dire abandonnés, parce qu’il était plus raisonnable et plus gratifiant de s’occuper en priorité de personnes moins atteintes, sinon plus curables. Dans les M.A.S., les meilleurs d’entre elles tout au moins, le personnel (y compris la direction et d’administration) a eu à cœur de relever de défi qui lui était implicitement lancé, de ne pas devenir des bas-fonds de la nouvelle psychiatrie, où l’on se déchargerait des malades dont on ne sait que faire en les abandonnant à leur sort.
Une autre solution enfin, la plus conforme à l’esprit de la sectorisation, a consisté à loger hors de l’hôpital les malades chronicisés et à leur assurer une assistance et un accompagnement adéquat. Cette solution suppose évidemment que le malade dispose au départ d’un minimum d’autonomie, mais d’après mon expérience, ce facteur est très difficile à évaluer et nous avons eu à cet égard bien des surprises, aussi bien en ce qui concerne les succès que les échecs. Cette entreprise est semée d’embûches, elle demande beaucoup de personnel d’accompagnement un banc d’essai incomparable et une remarquable occasion de formation, – une remarquable occasion aussi de se débarrasser des vieilles habitudes hospitalières. Les appartements protégés ont encore beaucoup contribué au développement d’un mouvement associatif entreprenant et dynamique, qui en certain lieux joue un rôle de premier plan dans le traitement et la réinsertion sociale des malades.
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Je n’ai parlé jusqu’ici que de la psychiatrie d’adulte, n’ayant personnellement plus d’expérience directe de la psychiatrie infanto-juvénile depuis les années soixante, c’est-à-dire depuis l’époque où elle a connu en France une évolution tout à fait remarquable. Parmi tous les facteurs et les circonstances qui ont permis cette évolution, il faut en pointer un qui n’est pas glorieux: c’est que les services hospitaliers de pédopsychiatrie, tels qu’ils existaient à l’époque, ne se trouvaient pas encombrés par leurs échecs – à seize ans, les enfants malades passaient dans les services d’adultes où ils étaient souvent mal acceptés et mal soignés: en tout cas, cette façon de faire contrevenait gravement au principe de la continuité des soins et c’est en grande partie dans les années soixante-dix, à l’initiative de particuliers, tant de « lieux de vie » alternatifs qui ont joué un rôle important dans l’évolution de l’assistance psychiatrique, même si la plupart ont disparu aujourd’hui.
La pédopsychiatrie a donc bénéficié de facteurs conjoncturels favorables qui ont favorisé sa transformation, bien plus spectaculaire que celle de la psychiatrie adulte, au cours des vingt-cinq dernières années. En bien des lieux, le travail des équipes des « inter-secteurs » de psychiatrie infanto-juvénile peut représenter, sinon un modèle, du moins un intéressant précédent pour celles des secteurs adultes. Précédent en ce sens que l’hospitalisation plein temps, lorsqu’elle existe encore, a pu être réduite dans des proportions considérables: précédent en ce sens que les soignants, par la force des choses, travaillent en collaboration; précédent enfin et surtout en ce sens que s’occuper d’enfants en difficulté, dans le champ psychiatrique, relève à la fois du soin et de la prévention. Il a toujours été dans la vocation de la psychiatrie publique, lorsqu’elle affiche des ambitions sociales, de se préoccuper de prévention et d’hygiène mentale – et cela, les pédopsychiatres et leurs collaborateurs le font quotidiennement sans même avoir à y penser: s’occuper à temps d’un enfant (ce qui implique souvent qu’on s’occupe aussi du milieu familial et social), c’est bien souvent désamorcer les complications ultérieures – et cela, parfois, à relativement peu de frais ; je ne pourrais citer ici plusieurs exemples de situations véritablement pathogènes qui ont été dénouées en quelques semaines par un psychiatre ou un psychologue, avec l’aide éventuelle des services sociaux.
Il y a aussi une raison évidente à cette percée de la psychiatrie infanto-juvénile: c’est que la France, qui était restée longtemps plutôt réticente à l’égard des idées de Freud, est devenue après la guerre une terre d’élection pour la psychanalyse. Ceci est dû pour une grande part à Jacques Lacan, qui compte sans doute autant d’adversaires que de partisans, mais cette division même au sens du mouvement psychanalytique semble avoir suscité une émulation productive qui a conféré à ce mouvement un grand dynamisme ; de plus, poursuivant en cela dans la ligne de Freud, Lacan a beaucoup dialogué avec les philosophes, les anthropologues, les linguistes, à un moment où le structuralisme brillait en France de tous ses feux, et cela a considérablement élargi l’audience de la psychanalyse. Françoise Dolto, dont l’œuvre est devenue absolument incontournable et inspire peu ou prou, actuellement, la plupart des pédopsychiatres, même s’ils n’ont pas bénéficié personnellement d’une formation psychanalytique. Comme le dit fort bien un psychiatre des hôpitaux, le Dr Michel Potencier, dans le dernier bulletin de l’ordre des médecins, « qu’on ait fait ou non une analyse didactique ou personnelle, la psychiatrie infanto-juvénile ne peut se passer de l’apport de la théorie psychanalytique. Dans nos thérapies, nous essayons d’utiliser le moins possible la chimiothérapie et de travailler plus sur la relation« .
En psychiatrie d’adultes, la situation est un peu différente. Il y a eu une époque, dans les années soixante-dix surtout, où la psychanalyse suscitait un tel engouement chez les jeunes psychiatres qu’on pouvait croire que hors d’elle il n’y avait pas de salut. Il faut dire qu’en cette période d’après 1968, il régnait dans les milieux intellectuels un véritable terrorisme gauchiste (trotskiste, maoïste ou althussérien dans le champ proprement politique), et que la radicalisation chez les jeunes psychiatres de la pensée psychanalytique ne faisait que suivre cette pente. On a pu alors faire cette amère et surprenante constatation que la théorie psychanalytique, qui se présentait volontiers dans les médias comme un incomparable instrument de libération, pouvait en fait être mise au service d’un conformisme intellectuel totalitaire et, ce que Freud n’aurait sans doute jamais envisagé, contraindre les gens à se taire en présence du pouvoir analytique. Il n’est pas exagéré de dire qu’en certains lieux, les secteurs de la psychanalyse (qui se réclamaient presque tous de Lacan) ont cassé le mouvement de transformation soignant, consigné par les maîtres du jour dans des tâches occupationnelles et, selon eux, sans aucune valeur thérapeutique. Il ne faut pas s’étonner dans ces conditions si une vive réaction antipsychanalytique s’est ensuivie. C’est que faire de la psychanalyse, être psychanalyste dans un service psychiatrique, cela ne veut pas dire s’enfermer quelques heures par semaine dans son bureau avec quelques malades choisis, et considérer que le reste n’a pas d’importance, puisque la psychanalyse n’y peut rien. Variété distinguée de l’écrémage, asile pas mort – cet épisode nous a du moins appris que de vieilles structures pouvaient se réactualiser sous des masques nouveaux: ouvrons donc l’œil: cela peut encore se produire…
En fait, cette période d’après 1968 a correspondu à une véritable régression de la pensée psychanalytique dans ses rapports avec la psychiatrie. Il faut remarquer que, dès le départ, dans l’immédiat d’après-guerre, les psychiatres progressistes, ceux qui commençaient à prôner la sectorisation, étaient pour la plupart ouverts à la pensée psychanalytique. Il y eut certes un épisode lamentable, dans les années cinquante, où sous la pression de directives venues de Moscou (c’était la grande époque de Janov et de Lyssenko), les psychiatres communistes français, qui étaient nombreux parmi les psychiatres progressistes, se mirent à dénoncer la psychanalyse comme idéologie « bourgeoise » et à exhumer les thèses critiques de Likhaïl Bakhtine et de Georges Politzer. Mais cela ne dura pas (plusieurs de ces contempteurs de la psychanalyse sont d’ailleurs devenus des analystes de renom), et les artisans de la sectorisation sont toujours partagés entre analystes et sympathisants de la psychanalyse. Le véritable clivage s’est plutôt fait entre écoles, les lacaniens se regroupant dans le mouvement de psychothérapie institutionnelle » autour de François Tosquelles et de Jean Oury – ceux de la Société Psychanalytique de Paris autour de Paul-Claude Racamier et de l’équipe du XIIIe arrondissement parisien. Clivage regrettable sans doute, mais à la longue plutôt productif, et qui tend d’ailleurs aujourd’hui à disparaître au profit d’échanges animés fondés sur une tolérance, parfois même une estime réciproques. Il me semble que le dogmatisme est en recul dans ce domaine et que si les psychiatres-psychanalystes en viennent à se reconnaître entre eux, c’est qu’ils font la distinction entre ceux qui ont une pratique institutionnelle effective et ceux qui ne font que jouer avec la théorie. Et comme bien sûr une pratique institutionnelle effective est semée de pièges, de difficultés et de déboires en tous genres, ceci incline à une certaine modestie: bref, on ne pense plus que la psychanalyse aurait réponse à tout, mais on peut constater qu’elle éclaire bien des problèmes, qu’elle évite quelques erreurs et qu’on aurait tort de se passer de son concours.
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En fait, à travers tous ses tâtonnements et tous ses errements, on pourrait peut-être dire que tout simplement la psychiatrie est toujours à la recherche d’elle-même – en même temps qu’à la recherche de son objet, le malade mental. Pour être plus précis, je pense qu’il en a sans doute toujours été ainsi – que, depuis qu’on parle de psychiatrie (il n’y a pas si longtemps, après tout), on est en quête d’une médecine anthropologique qui ne cesse de scruter l’humain (le spécifique, ou l’universel) dans les hommes (le singulier) dont le destin vient à lui échoir. Si j’avais le temps, je parlerais ici plus longuement de la psychiatrie phénoménologique, de l’analyse existentielle, de tout le mouvement impulsé par Binswanger qui sous des formes diverses est toujours assez vivace en France et apparaît même à certains comme un contrepoids opportun à l’approche psychanalytique. Mais Binswanger n’a pas mené à bien son projet, qui était de fonder une psychiatrie anthropologique, c’est plutôt pour avancer ceci: qu’il s’agit là, à mon avis, d’une quête illusoire mais nécessaire et féconde. La psychiatrie, l’idée que nous nous faisons de l’homme et de la folie, subissent évidemment l’évolution de l’idée que se font de l’être humain nos sociétés que la psychiatrie est en crise, c’est bien vu, mais par le petit bout de la lorgnette: la crise de la psychiatrie, cadre d’une crise beaucoup plus générale, celle de notre société bien sûr (ce qui relève d’une difficile et complexe analyse économico-socio-politique) mais aussi celle de l’anthropologie au sens large – je veux dire que l’exercice de la psychiatrie, comme sur un mode voisin celui de la psychanalyse ou sur un autre mode celui de l’ethnographie, ne cesse de poser au plus précis de son malaise cette question inépuisable, où viennent se superposer le singulier et l’universel: « Qui suis-je, moi, un homme, un être humain? »
Soyons pratiques, surtout lorsque nous embrassons d’aussi vastes horizon. Ce « qui suis-je ? », on pourrait tout aussi bien le formuler « que suis-je ? » Pour le dire vite, ce dont il s’agit en pratique psychiatrique, c’est d’abord de maintenir ouverte la question du sujet dans un monde de plus en plus infiltré par l’objectivation et la quantification des sciences de la nature. Ce dont il s’agit, c’est de pleinement assumer, car la psychiatrie en est un des terrains privilégiés, les contradictions qui travaillent la médecine – d’en assumer pleinement l’inconfort. Nous savons depuis longtemps qu’en matière de relations humaines la psychiatrie jouit souvent d’une certaine expérience, qu’elle dispose en général d’une certaine avance à cet égard sur les autres disciplines médicales, et qu’elle a en toute modestie deux ou trois choses à leur enseigner. On peut aujourd’hui aller un peu plus loin et dire que, si la psychiatrie a beaucoup à tirer des sciences médicales, ce que personne ne peut sérieusement contester, en retour la médecine a beaucoup à apprendre d’elle en matière d’éthique, et l’on sait combien l’avancée de la médecine scientifique soulève de problèmes, de graves problèmes, en ce domaine.
Francis Jeanson, dans « La Psychiatrie au tournant« , a parfaitement défini cette exigence éthique. Il lui donne un nom qui a fait mouche, on l’affiche même parfois avec une certaine coquetterie: c’est une éthique du sujet. Ethique impliquant au premier chef « une considération plus théorique sur le malade mental en tant que sujet ainsi que sur la nature du savoir et de la recherche dans le champ psychiatrique. » Mais on peut l’entendre bien au-delà: « il s’agit avant tout, écrit l’auteur, d’un problème socio-culturel, à la solution duquel chaque citoyen peut contribuer: en s’efforçant précisément de récupérer la plénitude de sa citoyenneté, en retrouvant le goût d’une action transformatrice de son environnement. »
A relire ces lignes, écrites il y a plus de dix ans, il me semble que l’essentiel y était déjà dit. L’essentiel, c’est que cette éthique du sujet ne se soutient pas de principes à priori, ce n’est ni une morale ni un humanisme – sinon les ministres, les hauts fonctionnaires, les responsables politiques pourraient aussi bien le faire. Mais, même lorsqu’ils sont sincères, même si nous pouvons éventuellement tisser avec eux des liens de coopération, voire d’amitié, ils demeurent à distance de nos pratiques concrètes – tout comme d’un autre côté les philosophes, les sociologues, les spécialistes des sciences de l’homme dont nous n’avons pas pour autant à négliger l’apport. Francis Jeanson est d’ailleurs lui-même philosophe, mais par le biais de la formation des soignants il s’est immergé pendant des années dans le mouvement psychiatrique et c’est en homme de terrain qu’il en parle.
Il le dit d’ailleurs clairement: cette éthique du sujet, c’est une pratique qui cherche à se conceptualiser, c’est une théorie in progress, en chantier, toujours en cours d’élaboration, qui au fur et à mesure de ses avancées et de ses erreurs informe et transforme la pratique – c’est une recherche exigeante et difficile. Comment pourrait-il en être autrement alors que le statut du sujet demeure encore si confus, après tous les débats dont il a été l’enjeu chez les linguistes, les philosophes, les psychanalystes ? Que nous nous trouvions, dans notre pratique courante, à l’une des pointes de cette recherche, il suffit pour s’en convaincre de poser ces questions simples: qu’en est-il de la subjectivité avec un psychotique délirant, avec un autiste, avec un aphasique ? Je ne dis pas: « Qu’en est-il du sujet chez un psychotique? », mais « qu’en est-il de la subjectivité avec … ? », car c’est bien aussi notre propre subjectivité qui s’éprouve ici, notre capacité d’accueil, l’aventure de chaque rencontre, – c’est bien toute notre pratique concrète avec l’autre (et pas seulement le « malade mental ») qui se trouve mise en question, jusque dans ses implications culturelles, politiques, institutionnelles.
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Il y a quelques cinquante ans, on commençait donc à rêver sérieusement, en France, de ce que pourrait être une psychiatrie ouverte qui aborderait la maladie mentale et tenterait de la traiter dans son milieu naturel, c’est-à-dire social – qui n’hésiterait pas à travailler ce milieu, à le faire évoluer dans la perspective du soin comme dans celle de la prévention, ce qui impliquerait évidemment une véritable collaboration, non exempte de conflits, avec de multiples acteurs sociaux. Chose extraordinaire, ce rêve a fini par se réaliser ! Enfin, presque: je veux dire que les conditions de sa concrétisation se trouvent aujourd’hui à peu près réunies et que, là où l’on s’est donné la peine de pratiquer cette « psychiatrie de secteur », elle a amplement fait la preuve de sa validité et de ses possibilités. Bien sûr, le contexte socio-économique n’est plus le même qu’en 1950 – bien sûr les mœurs ont évolué, nos représentations de l’homme, de la maladie, de la société se sont notablement transformées – de nouveaux « fléaux sociaux », imprévisibles il y a cinquante ans, sont venus doubler les anciens ou se substituer à eux… Tout cela fait qu’en cette fin de siècle, où les désillusions inclinent à un certain cynisme, la mission de service public que s’assignaient au départ les prophètes du secteur peut prêter à sourire. Ceci n’est peut-être pas plus mal: dans la mesure où le « traitement moral », corollaire de l’institution asilaire, érigeait le psychiatre en Idéal du Moi, détenteur des Lumières et représentant d’une Raison universelle dans le monde de la folie, il est préférable, me semble-t-il, que le psychiatre sectorisé ne se sente pas chargé de mission par on ne sait trop quelle instance transcendante.
Il reste que la fin de l’aliénisme, aujourd’hui à peu près consommée, nous laisse devant une alternative que l’on peut aisément schématiser. Ou bien, dans une optique scientiste, on s’évertue à objectiver et à quantifier l’homme et sa maladie – et on ne sort pas en fait de la tradition aliéniste. Ou bien, sans se priver de l’apport des sciences médicales, on en évite le réductionnisme et on considère les autres (pas seulement le malade) comme d’autres sujets: on se dote ainsi d’une éthique, car bien sûr il ne saurait y avoir de science du sujet. Il faut alors s’attendre à devoir remettre en question tout ce que nous avons appris: non que tout soit à rejeter, loin de là, mais tout est à revoir dans les conditions inédites où s’exerce cette nouvelle psychiatrie. L’expérience que nous en avons déjà, qui est loin d’être négligeable, montre bien en effet que les choses s’y présentent de façon souvent inattendue, que les difficultés rencontrées ne sont pas toujours celles qu’on redoutait, que des questions surgissent qu’on ne s’était jamais posées – bref, il y a toute une pratique à inventer et à élaborer, qui risque, qui plus est, d’être sensiblement différente suivant les lieux, car elle n’a plus affaire à des hommes abstraits, mais à des gens vivant dans un milieu concret, avec son histoire et ses particularités locales … Il s’agit en somme d’une psychiatrie de la diversité, ce qui veut dire qu’elle ne peut guère se doter de modèles mais que son progrès repose sur des échanges. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai volontiers accepté l’invitation du professeur Werner, car il me semblait que c’était bien dans cette perspective que se situait notre rencontre d’aujourd’hui.
Roger Gentis
Février 1998
[1]. S.D.F.: sans domicile fixe.