Psychiatrie, le Carrefour des Impasses (3)

                            

               J’ai découvert les livres de William Burroughs dans un contexte professionnel, durant mes études d’infirmière psy, grâce à un jeune patient diagnostiqué comme schizophrène, qui me répétait sans cesse comme un leitmotiv « William Burroughs – Nova Express – Soft Machine ». Au bout de quelques temps j’ai voulu voir ce à quoi il faisait allusion et j’ai acheté un livre de cet auteur pour comprendre ce qu’il représentait pour lui. En fait, les livres de Burroughs parlaient de la vie que ce patient avait eu avant son hospitalisation, ils étaient le seul modèle d’identification valorisant auquel il pouvait se référer dans une société qui lui renvoyait l’image d’un réprouvé.

               Ensuite le livre Junky m’a permis de mieux comprendre le monde des toxicomanes, à un moment où je rédigeais mon mémoire de diplôme sur la prise en charge d’un autre patient, héroïnomane [1]

               Puis je me suis intéressée à la cure d’apomorphine grâce à laquelle Burroughs disait avoir décroché de l’héroïne en l’espace d’une semaine. J’ai rencontré celui-ci à New York en mars 1981 à ce sujet, voulant en savoir plus sur cette cure et avoir également ma propre perception du personnage: sur la base de ce que j’en avais lu, j’appréhendais d’avoir affaire à un démagogue et à un auteur imbu de lui-même, ce qu’il n’était pas du tout en fait: le Burroughs réel n’avait rien à voir avec les clichés véhiculés sur lui.

               Au retour des États-Unis, j’ai construit par curiosité des plans d’une dreamachine, différents de  ceux de Burroughs et Gysin [2] et me suis intéressée aux ondes alpha.

               Autre terrain d’intérêt commun avec Burroughs: la sémantique générale. Il avait suivi les cours de Korzybski à San Francisco et utilisait cette discipline dans son propre travail littéraire et ses recherches.  C’est grâce à la sémantique générale et à Burroughs que j’ai pu mettre sur pied à l’hôpital, la petite école ou groupe B23.

               Burroughs y a participé en répondant aux envois de ce journal et nous encourageant dans l‘entreprise. Pour les patients, particulièrement pour celui qui me l’avait fait découvrir, ces encouragements représentaient une immense reconnaissance et changeaient le vécu de leur hospitalisation et l’image qu’ils avaient d’eux-mêmes: ils n’étaient plus seulement des malades mentaux enfermés dans un hôpital psy, mais les participants à une aventure en lien avec un écrivain américain  important qui leur restituait leur humanité, et leur renvoyait une image valorisante d’eux-mêmes. 

               Les seuls intellectuels français qui aient accordé de l’intérêt à cette expérience sont Roger Gentis, avec qui nous étions également en contact, puis plus tard, Francis Jeanson.

               Parallèlement je traduisais Avec William Burroughs de Victor Bockris, et je continuais de correspondre avec Burroughs au sujet de la recherche sur l’apomorphine, lui communiquant la correspondance avec les médecins qui pratiquaient cette cure au Danemark et en Suède [3].

               Il m’a également beaucoup appris sur les systèmes de contrôle, et sans lui, je n’aurais jamais pu écrire mon livre sur le sujet [4], ni tenir le coup en psychiatrie, dans un hôpital où j’ai vu 15 collègues mourir en 10 ans.

               Il y a eu aussi ma recherche sur les rêves, partie d’un rêve prémonitoire sur ma rencontre avec Gysin en décembre 1981[5], puis celle sur les voix dans la tête entendues par les schizophrènes, auxquelles Burroughs s’intéressait. Ce qui m’a incitée à enregistrer les propos de Mr B. et son interprétation de ses voix, afin de tenter de mieux comprendre ce qui se passait là exactement. La première retranscription écrite de cet enregistrement a été réalisée en anglais, et envoyée à Burroughs.

               À sa mort, alors que je n’avais internet que depuis un mois, j’ai trouvé un mémorial dans lequel s’exprimaient ses lecteurs, et j’ai eu envie de partager mes recherches  avec eux. Je leur ai proposé mes plans de la machine à rêver, et ils m’ont envoyé en échange leurs propres recherches et réalisations liées à cet écrivain. Ces échanges ont débouché sur le réseau Interzone, que j’ai administré sur les mêmes bases que la petite école à l’hôpital, et qui a duré de 1997 à 2013, année où j’ai cessé de m’en occuper car il était devenu trop chronophage.

               En toile de fond, ma découverte de cet auteur et les rencontres qui ont suivi avec lui et Brion Gysin n’auraient pu avoir lieu sans une succession de coïncidences. Burroughs et ses domaines de recherche m’ont confrontée à une série de faits que je ne comprenais pas, qui échappaient à ma logique[6]. Mais grâce à la sémantique générale, qui permet de procéder sur la base d’une démarche scientifique, j’ai pu partir des faits, des faits, des faits, et reconstruire à partir de là.

               Burroughs a travaillé sur des niveaux de réalité qui sont pour nous de l’ordre de l’inconnu, et qui nous confrontent à des faits que nos cadres de compréhension actuels ne parviennent pas à expliquer. Nous nous trouvons brusquement face à des choses « impossibles », et je pense que beaucoup de gens qui arrivent en psychiatrie sont confrontés à cela: ce n’est pas tant eux qui sont en cause, que les impasses conceptuelles de la société dans laquelle ils vivent, qui limite la réalité à ce qu’en embrasse sa science et rejette tout ce qui remet celle-ci en question.

               Une précision: les croyances ne m’intéressent pas: je me méfie des religieux, je fuis les gourous. Tout ce qui m’intéresse est de pouvoir comprendre dans la mesure du possible ce qui se passe exactement, et je ne connais rien de mieux pour y parvenir que la démarche scientifique.

               Ceci dit, je n’ai pas exploré l’intégralité des domaines de recherche burroughsiens: les cut-ups m’ont amusée au départ, toutefois  je n’ai quasiment pas utilisé cette technique dont les interprétations me paraissent trop sujettes à caution, mais d’autres se sont passionnés pour ça.

               Je ne me suis pas non plus intéressée au volet « magique », hors du sens de ce mot défini par Brion Gysin: « Magic  is about  making it happen » (La magie consiste à faire arriver les choses) et de sa fonction dans le domaine de l’écriture qui consiste à créer la réalité, à faire arriver les événements.Toutefois le peu que j’ai vu des gens disant la pratiquer et  qui m’ont approchée m’a semblé très douteux et m’a dissuadé de les fréquenter.

               En résumé, les domaines d’exploration de Burroughs rejoignaient à plusieurs niveaux ma recherche personnelle en psychiatrie, apportant des approches inédites  permettant de les aborder dans un cadre plus large que celui de la pathologie

  1. les recherches sur les voies entendues par les schizophrènes,
  2. la cure d’apomorphine,
  3. les ondes alpha,
  4. la sémantique générale,
  5. l’étude des rêves,
  6. l’étude des coïncidences,
  7. le groupe B23,
  8. l’étude des systèmes de contrôle,

Etc…

               Et ces domaines de recherches sont bigrement intéressants !

Notes

[1]. Mémoire de diplôme d’infirmière de secteur psychiatrique (décembre 1978): Approche de la relation thérapeutique avec un toxicomane  https://www.interzoneeditions.net/memoire_diplome_isp.pdf

[2]. Voir les documents en ligne sur la dreamachine et les ondes alpha à Machines à rêver / Dreamachines , le dossier en pdf à https://www.semantiquegenerale.net/dossier_dreamachine.pdf,  et les plans en ligne à http://www.inter-zone.org/dmplanfr.html

[3]. Les documents de recherche en ligne à https://www.semantiquegenerale.net/psychiatrie-et-recherche-medicale/ .

[4]. Des Systèmes de Contrôle – Tome 1: Techniques de contrôle et stratégies de non-contrôle  https://www.interzoneeditions.net/tc-snc/

[5]. Le Temps des Naguals – Autour de Burroughs et Gysin, chapitre Le Temps des Naguals, https://www.interzoneeditions.net/naguals/ p. 25-47, PDF en ligne à http://www.inter-zone.org/thetimeofthenaguals/TNFR.pdf

[6] Voir le récit de ces rencontres dans Le Temps des Naguals, à http://www.inter-zone.org/thetimeofthenaguals/TNFR.pdf

 

Chapitre suivant: Une « discussion sur la mort »

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