Psychiatrie, le Carrefour des Impasses (4)

 

            

           « On veut parler de la mort. » Dans le cadre de la petite école, quelques patients demandèrent à consacrer une réunion à ce thème. Certains avaient fait des tentatives de suicide auparavant et voulaient échanger sur ce qu’ils avaient vécu. L’un d’eux proposa de nous faire découvrir un livre qu’il avait lu sur le sujet.

                  Nous inscrivîmes donc sur le tableau dans le service où était affiché à l’avance le programme des activités « Discussion sur la mort ». Les premières réactions de la hiérarchie médicale furent pour le moins réservées, celle-ci craignant que cette annonce engendre des réactions d’anxiété chez certains patients, et partant du postulat que « nous n’étions pas qualifiés pour parler de la mort. » Mais le sujet était important pour les patients qui, eux, avaient des choses à dire. En tant que soignants nous ignorions ce qui allait en ressortir, mais pouvions le cas échéant intervenir pour recadrer les choses, si bien qu’en l’absence d’un thanatologue certifié, l’intervention fut maintenue. Deux réunions lui furent consacrées en avril 1984.

 

           Lors de la première, l’un des patients qui était à l’origine de cette réunion demanda aux autres: « Quand vous avez tenté de vous suicider, aviez-vous vraiment envie de mourir ? Personnellement je sais que je ne voulais pas mourir, mais seulement cesser de souffrir.» Après réflexion, les autres personnes concernées acquiescèrent. Il ressortit de cet échange qu’aucun d’eux ne voulaient vraiment se tuer ; ils voulaient échapper à une situation insupportable, et le suicide leur était apparu sur le moment comme la seule possibilité d’y parvenir.

Puis il posa la question: «Êtes-vous content que votre tentative ait échoué ? » Tous furent d’accord pour dire que oui, ils étaient heureux d’être encore en vie. Cette discussion les amena à prendre du recul par rapport à leurs propres réactions, et ils aboutirent à la conclusion que celle qui les avait poussés à vouloir mettre fin à leurs jours était inadaptée et qu’ils ne souhaitaient pas recommencer.

 

           Cet échange entre ces gens qui pouvaient parler librement et simplement d’une expérience aussi lourde, hors de tout contexte où leurs propos pouvaient être interprétés en termes de pathologie, eut pour eux un effet très réconfortant et dédramatisant: ils réalisaient qu’ils avaient vécu des expériences similaires, ce qui brisait leur sentiment de solitude, et qu’ils en tiraient les mêmes conclusions positives. Le fait est qu’aucun d’entre eux ne tenta plus de se suicider par la suite.

           A la fin du mois, Jean-Luc fit son exposé. C’était un garçon réservé. Il ne posait de problème à personne, ne s’impliquait dans aucun conflit, semblant observer le monde autour de lui avec détachement, accompagnant ses rares propos hésitants d’un petit rire bref exprimant sa timidité. Mais il participait aux activités avec intérêt. Or ce jour-là il se livra sur un ton tranquille et le plus naturellement du monde à un exposé passionnant bien structuré, entrecoupé de lectures de passages du livre, comme s’il avait fait cela toute sa vie. La qualité de son intervention, aussi inattendue que le sujet qu’il présentait, nous permit de le découvrir sous un jour que nous ne connaissions pas..

           Le livre qu’il présenta était La Vie après la Vie, écrit par le docteur Raymond Moody, un médecin américain travaillant en service de réanimation, qui avait rassemblé des récits de patients qu’il avait réussi à réanimer après un coma dépassé ou un épisode de mort clinique, et qui lui avaient décrit ce qu’ils avaient alors vécu. Au cours de cette expérience ils étaient restés conscients, avaient conservé la mémoire de leur vie passée, n’étaient pas plus « morts » qu’auparavant, et en revenaient avec une conscience accrue et une vision non dramatique, plus large, et plus cohérente de leur existence globale que celle qu’ils en avaient auparavant sur la base de la conception mécaniste, absurde et désespérée, de la vie humaine limitée à celle du corps physique.

           A la fin de son intervention, nous sommes sortis silencieux de la pièce, sous le coup de ce que nous venions d’entendre: en l’espace de deux heures, Jean-Luc avait bouleversé notre vision de la vie, nous avait amenés à nous projeter au-delà de la mort en introduisant des hypothèses médicales inattendues, cohérentes et porteuses d’espoir, non limitées aux cadres des croyances religieuses ou des opinions philosophiques.

           Par la suite il trouva un travail dans un C.A.T. et sortit de l’hôpital pour habiter avec d’autres patients dans un appartement thérapeutique encadré par l’équipe de secteur. Il y vit toujours, et si j’en crois ce qu’il m’en a dit la dernière fois que je l’ai rencontré (2019), il était satisfait de son sort et allait bien. Il a ajouté avant de me quitter: « C’était bien, la petite école; il faudrait recommencer. »

 

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