Psychiatrie, le Carrefour des Impasses (2)

Un journal…

          L’intégralité des numéros d’Objectifs contient 264 pages, qu’il était impossible de reproduire dans ce livre. Ne sont publiés ici que les documents relatifs au projet mis en place et les comptes rendus d’activités à l’intention des soignants susceptibles de s’en inspirer. La totalité des numéros est disponible en pdf dans le site d’Interzone Éditions à http://www.interzoneeditions.net/Int%C3%A9grale-Objectifs-2016.pdf .

          Dans des versions précédentes de ce livre, j’avais recopié ces articles sur ordinateur, afin de corriger les fautes d’orthographe, coquilles, etc., contenues dans la version papier d’origine, mais j’ai finalement choisi de reproduire les pages de celle-ci, plus fidèles à  l’état d’esprit et au travail commun de ses participants, et en raison de l’aspect esthétique et humoristique du magazine, dont une version plus lissée n’aurait pu rendre compte.

…Pour un projet

          Les activités développées dans ce contexte n’étaient pas, loin s’en faut, les seules mises en place à l’hôpital: depuis des années des sorties et séjours d’une semaine à l’extérieur étaient organisés, l’établissement jouissait d’un centre social doté d’une équipe qui animait avec des patients une cafeteria, un restaurant, et de nombreux ateliers. Mais ce projet est, à ma connaissance, le seul à avoir été élaboré en France à partir de la sémantique générale de Korzybski.

          Comme spécifié dans l’introduction, il a été réalisé à la demande de la hiérarchie administrative et médicale, dans le contexte du ministère de Jack Ralite qui voulait donner aux équipes soignantes de terrain la possibilité de mettre sur pied des projets pour les jeunes patients chroniques dont ils s’occupaient tous les jours. Le fait est qu’en psychiatrie, les soignants côtoyaient alors une grande part des patients pendant des années, certains étant arrivés à l’ouverture de l’hôpital. Les infirmiers passaient donc un quart de leur temps de vie en leur compagnie ; à noter que dans les années quatre-vingt dans cet hôpital, il n’y avait pas d’aides-soignantes ni d’agents de services, et les agents d’entretien ne s’occupaient  que des parties communes, le ménage de chambres étant réalisé par les infirmiers, avec la participation des hospitalisés autant que faire se pouvait.

          Le fait est qu’étant le seul projet présenté, il a été accepté par défaut, mais avec l’appui de la direction d’alors, chargée d’appliquer les directives venues d’en haut, d’évaluer la validité des propositions et de fournir les moyens de leur application. Pratiquement, elle a permis la publication d’Objectifs en mettant sa photocopieuse à disposition de l’équipe du journal, dont l’impression était réalisée par des hospitalisés et un infirmier.

          Le but de l’entreprise ne consistait pas tant à « soigner » qui que ce soit qu’à mettre sur pied une structure de relation au sein du groupe similaire à celle de l’organisme humain, inspirée des travaux d’Henri Laborit sur la structure des organismes vivants, et susceptible a priori de convenir à tout le monde. L’objectif était avant tout éducatif, et la participation des soignants et des patients reposait sur le volontariat.

          Il s’agissait d’un projet expérimental: la sémantique générale était la seule grille dont je disposais qui me paraissait permettre d’amener les patients à un état de mieux être et d’autonomie. Or, dans les années quatre-vingt, cette discipline était parfaitement inconnue dans notre pays. L’Institute of General Semantics (IGS) aux États-Unis, dont je suis devenue membre en 1986, ne comprenait alors, à part Gaston Bachelard[1] et Henri Laborit[2] qui en étaient membres honoraires, que cinq personnes en France. En psychologie, elle avait donné lieu à la démarche systémique. Je correspondais avec Charlotte Read, l’assistante de Korzybski qui dirigeait alors l’institut, au sujet de cette application dans le contexte d’un hôpital. Elle travaillait alors sur le livre General Semantics in Psychotherapy avec la psychologue espagnole Isabel Caro, de l’Université de Valence. J’avais commencé à traduire le Séminaire de Sémantique Générale 1937[3], d’Alfred Korzybski; la seule publication alors disponible en français de cet auteur était un opuscule publié par l’IGS, Le Rôle du Langage dans les Processus Perceptuels. J’avais traduit auparavant le livre de Victor Bockris, Avec William Burroughs- Notre Agent au Bunker, publié en 1985 aux éditions Denoël.[4]

          Dans un tel contexte, la circonspection de la hiérarchie médicale devant nos références à cette discipline inconnue était inévitable, et tout à son honneur, alors que parallèlement à la psychiatrie se développaient des structures mises en place par des organisations qui, sous couvert de lutte contre les abus en psychiatrie et de défense des victimes de ces abus, étaient en réalité impliquées dans la manipulation mentale, l’escroquerie et l’abus de faiblesse des malades mentaux.[5]

          Nous ne pouvions donc pas anticiper les résultats de ce projet: les bases théoriques paraissaient fiables, mais encore fallait-il les confronter aux faits, les appliquer pratiquement, pour voir si ces résultats confirmeraient les hypothèses de départ. Nous ne pouvions pas savoir à l’avance qu’ils dépasseraient nos attentes au niveau thérapeutique: les patients qui y ont participé ont pris conscience de leurs capacités personnelles, ont repris confiance en eux et ont cessé de s’identifier à la seule image de malades mentaux pour acquérir la notion de leur citoyenneté.

« Tournant gestionnaire »: le bilan

          Sur le plan financier, il en est ressorti, ce qui était également inattendu, qu’il était possible de mettre en place pour les jeunes hospitalisés des méthodes moins onéreuses que l’hospitalisation chronique, ce qui, a priori, correspondait aux objectifs théoriques affichés par l’administration pour justifier les restructurations des années quatre-vingt. Mais au bout du compte, en fait d’économies, les dépenses engagées par celle-ci à partir du « tournant gestionnaire » se sont révélées a posteriori coûter en réalité éminemment plus cher que le mode de gestion précédent, en raison du détournement de l’argent public vers des acteurs privés (sociétés de services informatiques et leurs nombreux sous-traitants, laboratoires pharmaceutiques, multiplication de niveaux administratifs qui n’existaient pas auparavant, formations managériales diffusées par des sociétés multiples et occultes,  « sécurisation » des établissements psychiatrique, etc.), dont les objectifs réels se limitaient à leurs propres intérêts financiers, au détriment des objectifs thérapeutiques, et des services publics dont ils venaient grossir les dépenses tout en les privant des moyens nécessaires à leur bon fonctionnement.

          Dans ce nouveau contexte, les soignants et les patients sont passés sans transition du statut d’acteurs de la psychiatrie à celui de « ressources », de « capital humain », réduits à de simples sources de profits, au bénéfice de l’administration. Sous prétexte de « lutter contre le pouvoir médical », cette dernière a départi les médecins de tout pouvoir de décision sur les projets thérapeutiques au sein des services dont ils assuraient la chefferie, et sur la gestion du personnel soignant avec lequel ils travaillaient, au profit des cadres de santé, érigés au rang de professionnels de l’autorité. D’où un changement  radical dans la nature même de l’autorité, dans la mesure où les hiérarchies basées sur les compétences et les connaissances médicales ont été remplacées par des hiérarchies de dominance basées sur des intérêts financiers au mépris des précédentes.

          Le « tournant gestionnaire » a eu également des conséquences dramatiques sur le plan de la recherche médicale: les découvertes du Professeur Laborit dont ce projet était une application, concernaient la structure des organismes humains, l’inhibition de l’action, et les réactions de ces organismes en situation d’agression. Dans le domaine de la pharmacologie, il avait mis au point la minaprine, commercialisée en France dans les années quatre-vingt sous le nom de Cantor, un inhibiteur de l’inhibition qui était prescrit dans le service où je travaillais à des personnes âgées dépressives. Dépourvu d’effet secondaire, ce médicament n’entraînait pas d’addiction, et son efficacité semblait, pour autant que je pouvais le constater, bien supérieure aux cures de tofranil / anafranil en perfusion, diminuant le temps d’hospitalisation de 2 mois à deux semaines.[6]

          Or, lors d’un congrès médical organisé pour la présentation de ce médicament, Laborit clama haut et fort qu’il s’agissait du « premier médicament qui permettait de botter le cul de son patron. »[7] Cette déclaration fut peu appréciée des professionnels américains, qui, considérant le Cantor comme un concurrent du Prozac, en firent interdire sa commercialisation par la Food and Drug Administration dans les années quatre-vingt-dix.

          Ainsi les découvertes d’Henri Laborit étaient-elles incompatibles avec les fondements de la « nouvelle gestion publique » et indésirables dans ce contexte. De médiatisé qu’il était au début des années quatre-vingt, à travers ses livres et le film d’Alain Resnais Mon Oncle d’Amérique qui illustre les mécanismes et conséquences de l’inhibition de l’action, il a disparu des média et ses recherches ont été détournées:

  1. Dans la gestion des ressources humaines, où les modélisations adoptées par les sociétés de services informatiques consistaient à mettre les salariés en situation d’agression, en inhibition de l’action, en commençant par les services de santé, et particulièrement de psychiatrie, ciblé comme le maillon faible.
  2. Dans la recherche pharmaceutique, où la minaprine a été remplacée par des psychotropes addictifs, prescrits pour certains à vie, privant les gens confrontés à ces conditions d’agression de bénéficier des avancées de la recherche française publique qu’ils avaient financée, les maintenant dans une situation de dépendance et de soumission.

         

          Dans le domaine de l’emploi, cette gestion a engendré

  • une réduction des personnels soignants,
  • la disparition de l’enseignement des domaines de connaissances spécifiques et indispensables des infirmiers en psychiatrie, dont l’étude des comportements pathologiques et de la nosographie psychiatrique[8], qui étaient conformes aux normes européennes de la spécialisation en psychiatrie,
  • une déprofessionnalisation des gens formés (infirmiers de secteur psychiatrique, psychiatres, psychologues, psychothérapeutes, etc.) au profit des cabinets de développement personnel, de coaching et de conseil,
  • ainsi qu’un accroissement des personnels administratifs et de secteurs d’activités non inclus comme données dans les cartes officielles de l’économie.

 

          Au niveau du coût des formations professionnelles, elle a entraîné le remplacement des études gratuites, non soumises à une sélection à l’entrée (études d’infirmières, d’aides-soignantes), et dont le nombre d’élèves était en adéquation avec les besoins en personnel des établissements hospitaliers, par des concours d’entrée payants écrits et oraux aux écoles d’infirmières et une sélection drastique obligeant les candidats à s’inscrire dans plusieurs écoles et à débourser autant de frais d’inscription, sans aucune certitude d’être admis dans une école au bout du compte.

          Ce système de sélection a également donné lieu à la création de classes préparatoires aux études d’infirmière, payantes, consistant en une mise à niveau d’une durée d’un an pour pouvoir passer le concours, facturée aux alentours de 2000 € pour l’année. Quant au coût des  études elles-mêmes, il est de 4000 € pour l’année d’études d’aides-soignantes, et, pour les infirmières, il varie entre 3 500 € et 11 000 € par année de formation[9] , soit entre 10 500€ et 33 000 € pour les trois années d’études sans redoublement, selon les régions, les établissements, et d’autres facteurs non explicités susceptibles de justifier la différence des coûts d’un établissement à l’autre.

          En résumé, « entre la préparation au concours infirmier par un organisme privé, le passage de 3 à 5 concours et le coût de la rentrée en IFSI, au total, un ESI qui rentre en première année d’IFSI débourse en moyenne 4 948,95 euros. »[10]

 

          Dans le domaine de la gestion des ressources humaines, sont apparus des modèles de management reposant sur des méthodes utilisées parallèlement par des organisations sectaires et dénoncées par les commissions d’enquêtes sur les sectes et la Miviludes: entre autres le harcèlement et la mise au placard, calqués sur la « propagande noire » de la scientologie à l’égard des personnes qu’elle désigne comme « suppressives », l’introduction, dans la formation des cadres, de critères managériaux divers reposant sur des représentations du psychisme humain dépourvues de toute validité scientifique, sur de prétendues « bases de personnalités », dont le nombre varie au gré de l’imagination des inventeurs de ces « modélisations »: 6 pour la PNL, 9 pour l’ennéagramme, 16 pour le « Myers Briggs type indicator » (ou MBTI ), etc. J’ai ainsi entendu un beau jour, venant d’une experte en PNL et en ennéagramme chargée de former les cadres de santé de la fonction publique qu’en tant qu’infirmière, je faisais partie des « bases 2 », ainsi que les autres professions à « vocation altruiste » (policiers, gendarmes, assistants sociaux, pompiers, etc.), ce qui signifiait, selon cette théorie, que nous étions censés être « incapables de désobéir aux ordres, incapables de nous défendre, et qu’il était possible à partir de là de nous imposer des conditions de travail invivables, qui n’auraient jamais été tolérées par les autres bases de personnalité. »

 

          Les écoles de cadres apparues dans ce contexte, structurellement similaires à celles créées sous le gouvernement de Vichy par le maréchal Pétain sous l’occupation, ont supprimé les personnels cadrés des services, les privant de leur fonction soignante et du rôle important qu’ils jouaient auparavant dans les prises en charges des patients avec les équipes soignantes et la formation sur le terrain des élèves infirmiers, pour les cantonner dans un rôle purement administratif de professionnels de l’autorité, au service d’intérêts uniquement gestionnaires. C’est dans ce contexte que sont apparues les « évaluations » du petit personnel, sur la base non plus de critères de qualité et d’efficacité des soins, mais de ceux du management, engendrant un gaspillage de temps, d’énergie et d’argent.

          L’accès aux écoles de cadres se fait sur concours. Quant au contenu de la formation de 10 mois qu’ils reçoivent, les intéressés qui l’ont suivie ont eu l’interdiction de communiquer à son sujet, ce contenu, ainsi que les conditions d’études, généralement en vase clos, devant demeurer secret et non divulgué au public.

 

Pour ce qui est du coût:

« A titre indicatif:

  • Droits d’Inscription 2018 – 2019: 243 € à titre indicatif (tarif universitaire niveau master)
  • Frais de Scolarité 2019-2020 (formation cadre de santé et master): 11 552 euros » [11]

           En résumé, cette nouvelle gestion de la santé a entraîné pour les finances publiques et les professionnels de santé un ensemble de dépenses qui n’existaient pas auparavant, une baisse de leurs compétences, des contraintes multiples inutiles, des conditions de travail incompatibles avec les besoins physiques et psychiques de la population et la santé même de ces soignants, d’où l’effondrement de leur nombre, et l’accroissement du taux de mortalité et morbidité dans la santé publique.

          Les arguments  (« critères d’excellence », « bonnes pratiques », « ouverture aux idées nouvelles », « conduite du changement », etc.) avancés pour justifier une telle restructuration sont en réalité des prétextes fallacieux pour justifier ces détournements d’argent vers des secteurs d’activités aux intérêts inversement proportionnels aux besoins des citoyens en matière de santé, intérêts investis dans la déshumanisation de la santé publique. Ainsi l’argument qui justifie la sélection et les réformes du contenu des études d’infirmières par une nécessité de répondre aux normes européennes: dans les faits, aucune des limitations d’exercice imposées aux infirmiers en France (psy et infirmiers généraux) n’ont lieu d’être dans le cadre des normes européennes ; elles sont spécifiques à notre pays et limitées à celui-ci. En arrivant en Belgique pour y travailler en 2000, étonnée de voir que j’obtenais si facilement l’équivalence de mon diplôme d’infirmière de secteur psy, je me suis entendue répondre par l’agent de l’INAMI[12] qui me délivrait cette équivalence, ainsi qu’un numéro d’INAMI indispensable pour travailler: « Mais madame, votre diplôme est conforme aux normes du diplôme européen. » Je tombais des nues ! Non seulement mon diplôme était reconnu de l’autre côté de la frontière, mais il équivalait au diplôme belge d’infirmier spécialisé en psychiatrie !

          Comment se fait-il alors, sur un plan purement financier, que ces nouveaux gestionnaires aient purement et simplement balayé en France la formation et le diplôme d’ISP, qui selon l’ARS, n’ont plus aucune valeur[13], alors que  les trois ans d’études étaient auparavant financés par l’État, pour lequel ils représentaient un investissement, d’une valeur de 2000 fr net par mois au début  (1976) à 2400 fr à la fin, autrement dit d’une valeur totale comprise entre 72 000 et 75 000 fr (environ 11 000 €) par élève, donc à l’époque très correctement payées ?

          Si l’on fait le compte des ISP qui sont partis, de ceux qui sont morts en court de route (15 décès dans l’hôpital où je travaillais, dont la moitié par suicide, sur un effectif total d’une centaine d’infirmiers), de ceux qui se sont retrouvés en longue maladie (dépression et cancers pour la plupart), pour tous ces gens, leur départ a privé l’État et les usagers de la santé publique qui ont financé ces études de tout retour sur investissement, engendrant une perte sèche.  De quelles économies est-il question ici ? En termes d’économie réelle, cela ne s’appelle pas « faire des économies », mais « jeter l’argent par les fenêtres » ! Qui alors a contribué le plus à augmenter la dette publique ? Les soignants, ou les gestionnaires qui ont provoqué cette perte ?

         

          Une étude comparative des dépenses en psychiatrie entre l’avant et l’après tournant gestionnaire serait édifiante.

Auparavant, le personnel de psychiatrie se limitait:

  • aux infirmiers, surveillants, médecins-chefs, médecins assistants, internes, psychologues, assistants sociaux, secrétaires médicales, agents d’entretien.
  • Le personnel administratif se résumait au directeur, au chef du personnel, au responsable du service de paie et aux secrétaires.
  • Les dépenses, hors personnel, étaient limitées au niveau médical: par rapport aux autres services, les patients en psychiatrie ne coûtaient rien en comparaison de la chirurgie, cardiologie, radiologie, etc.

 

          Après le « tournant », si les dépenses en personnel ont diminué, elles ont augmenté dans les secteurs suivants: la « dépsychiatrisation » des cadres passés de soignants à  administratifs, les investissements dans les programmes informatiques, la bureaucratie engendrée par le « dossier de soin informatisé » et les « évaluations », le temps considérable passé à les utiliser, les formations relatives aux nouvelles études d’infirmiers, aux écoles de cadres, aux nouvelles pratiques et nouveaux jargons managériaux, les contrats avec les sociétés privées prestataires de « services » qui les vendent, ainsi que leur cohorte de « sous-traitants », la multiplication du personnel administratif,  l’apparition de niveaux administratifs occultes chargés de ficher les personnels soignants en fonction de leur soumission à la « nouvelle gestion publique » et d’éliminer d’emblée une partie des candidats à des postes soignants dès réception de leurs lettres de candidatures, les travaux au sein des services engendrés par la politique de psychiatrie sécuritaire (chambres de force, matériel de contention, fermeture des services, etc.) qui n’existaient pas auparavant, et ceci hors de tout critère thérapeutique: il serait intéressant de connaître la somme réelle de ces dépenses.

 

          L’observation de l’évolution dans le domaine de la santé au cours des quatre dernières décennies démontre que les orientations de départ (1980) sont dans la continuité de celles qui ont suivi, qu’elles avaient pour but d’empêcher les soignants d’exercer leur métier, et, au niveau de la population, de priver celle-ci des moyens de se soigner correctement. En 2019, la dégradation des conditions de soins et de travail en psychiatrie et dans l’ensemble des services de santé engendre une grave crise sanitaire[14] et un mouvement de grève inédit dans toute la France. Si ces conséquences étaient imprévisibles pour les soignants dans les années quatre-vingt, elles étaient néanmoins prévues et programmées par les gestionnaires qui les ont depuis imposées progressivement au pays.

 

          Une gestion de la santé ruineuse, incapable de répondre aux besoins de santé de la population, destructrice au niveau physique  et psychique, autrement dit, dont les résultats sont inversement proportionnels à ceux que sont en droit d’attendre ses acteurs et ses utilisateurs, les soignants et les usagers de la santé, dans la mesure où ce sont eux qui les financent.

 

          Culture du résultat ? Le problème en la circonstance est que s’il y a une chose dont les instaurateurs de cette gestion ne veulent pas entendre parler, ce sont bien les résultats réels, qui nécessitent, pour pouvoir être évalués correctement, d’être confrontés aux faits. Aux évidences qui leur sont présentées, il répondent par le déni, le silence, n’ayant alors à proposer que des « bonnes pratiques », de nouvelles mesures administratives, des commissions et des dépenses investies dans le seul secteur privé, accompagnées des réductions en personnel et en moyens réels chargées de les financer.

          La « nouvelle gestion publique » a été élaborée sur la base d’un ensemble de manipulations sémantiques permettant une institutionnalisation du mensonge dans tous les domaines de l’économie, et au cœur même des modèles managériaux utilisés.

 

          Ainsi la méthode IGGACE ou « sémantique stratégique »[15], utilisée en théorie pour détecter les fraudes au niveau des services sociaux, et qui repose sur le postulat que « tous les hommes sont menteurs », accréditant une conception de l’homme comme fraudeur par essence, selon laquelle le mensonge serait « une disposition naturelle de l’homme ». Cette méthode est une reprise de l’antique paradoxe d’Épiménide ou du menteur[16]

          En réalité, cette théorie est utilisée pour truquer les chiffres et priver des allocataires des services sociaux de leurs indemnités, des pensionnés d’une partie de leur retraite, des malades du remboursement de leurs allocations et de leurs pensions, etc. Autrement dit, ces modèles de détections des fraudes n’ont pas été instaurés dans un souci d’équité, pour remplir les fonctions qui sont leur raison d’être, mais afin de légaliser et d’institutionnaliser à l’échelle du pays, des fraudes permettant de priver les citoyens de leurs droits légaux en le détournant l’argent dont ils auraient dû bénéficier. 

 

          Se pose alors une question de cohérence, face à l’incapacité des responsables économiques et politiques à remplir les fonctions de service public pour lesquels ils sont payés  et leur déni devant les conséquences humaines de leurs décisions. Les seules réponses qu’ils apportent sont le montant des sommes qu’ils investissent. Or ces sommes ne sont pas investies pour répondre aux besoins humains réels en matière de santé, mais dans l’intérêt des sociétés privées partenaires. Or des décisions nuisibles en matière de santé publique, prises au-dessus des professionnels concernés, en mettant ces derniers devant le fait accompli, n’engageraient alors non pas des représentants du peuple élus par celui-ci, censés œuvrer à son service et en concertation avec celui-ci, mais des représentants d’intérêts privés structurellement opposés à l’intérêt public,  ne représentant qu’eux-mêmes, et de ce fait, dépourvus de légitimité.

Une psychiatrie de rechange ?

          En conclusion, et pour en revenir au projet mis sur pied dans les années quatre-vingt, les résultats obtenus lors de son application étaient d’une part intolérables aux responsables de ce management dans la mesure où ils mettaient en lumière leur incompétence, et d’autre part incompatibles avec l’idéologie managériale. Toutefois, ces résultats ont eu le mérite de démontrer qu’une psychiatrie humaine, efficace et peu onéreuse est possible, et que sa mise en place ne dépend que des soignants désireux de s’y investir.

 

Deux précisions ici:

  1. J’ai utilisé la sémantique générale pour l’élaborer, mais d’autres soignants ont mis sur pied d’autres expériences sans elle, qui sont tout aussi valables et sur des bases qui me paraissent assez proches et avec des résultats comparables sur le plan humain.
  2. Si cette discipline m’a permis de prendre du recul par rapport aux dogmes de la nosographie enseignée, en confrontant celle-ci aux faits à travers l’observation des patients côtoyés tous les jours, en revanche elle m’a paru complémentaire des « outils » indispensables qui m’ont été transmis durant mes études, et que j’ai continué d’utiliser par la suite en psychiatrie, puis en tant que psychothérapeute (2003-2016).

          La psychiatrie institutionnelle, la démarche psychanalytique, l’expérience des membres de l’équipe d’enseignants, des psychiatres, des surveillants et des autres infirmiers, leur connaissance des maladies mentales, des patients, et de l’évolution de la psychiatrie après la deuxième guerre mondiale avec l’ouverture des asiles dont certains avaient été acteurs, leur pratique des prises en charge dans le cadre d’une équipe soignante, etc., ont constitué ces outils indispensables, et en aucun cas la sémantique générale n’aurait pu les remplacer. Toutefois elle m’a été très utile dans la compréhension des problématiques, me permettant d’effectuer une déstructuration à travers la détection des faux postulats sur lesquels elles reposent, puis une restructuration à travers la  formulation de nouveaux postulats similaires aux faits.

 

          Ce sont les mêmes bases de ce projet que j’utiliserai  à la fin des années quatre-vingt-dix pour gérer le réseau de lecteurs de William Burroughs Interzone (1997-2013), dans un contexte artistique et littéraire et hors de toute institution[17].  Ces deux expériences humaines, le groupe B 23 et Interzone, avaient la même structure; leurs résultats ont été similaires.

 

          C’est pourquoi je pense que les querelles de chapelles entre les différentes approches n’ont pas lieu d’être: ce sont des outils différents, dont les résultats dépendent avant tout de leurs utilisateurs, de leur sens éthique, de leur respect des gens qu’ils soignent et de leur aptitude à les adapter à ces derniers: nous sommes au service des patients, c’est à nous de nous adapter à eux, et non à eux de s’adapter à nos outils, quels qu’ils soient, la seule fonction  et la seule valeur de ces outils consistant  à permettre d’amener ces patients à un état de mieux être et d’autonomie.

 

Notes

[1]. Voir Gaston Bachelard And Korzybski , de Bruce Kodish, dans son site Korzybski Files, en ligne à http://korzybskifiles.blogspot.com/2009/02/gaston-bachelard-and-korzybski.html .

[2]. Voir Henri Laborit: Alfred Korzybski Memorial Lecture 1963: THE NEED FOR GENERALIZATION IN BIOLOGICAL RESEARCH: ROLE OF THE MATHEMATICAL THEORY OF ENSEMBLES http://www.generalsemantics.org/wp-content/uploads/2011/04/gsb-30-31-laborit.pdf , Henri Laborit, MD Centre d’Etudes Expérimentales et Cliniques de Physio-Biologie, de Pharmacologie et d’Eutonologie de la Marine Nationale, Paris, France (Institute of General Semantics) .

[3]. Voir SÉMINAIRE DE SÉMANTIQUE GÉNÉRALE 1937Transcription des Notes de Conférences de Sémantique Générale Données à Olivet College , première édition 2008, seconde édition mise à jour et augmentée 2018, Interzone Editions https://www.interzoneeditions.net/korzybski/ .

[4]. Voir Le Temps des Naguals – Autour de Burroughs et Gysin, https://www.interzoneeditions.net/naguals/ Interzone Editions, en ligne dans le site en pdf.

[5]. Voir à ce sujet le Rapport N° 480 du Sénat au nom de la commission d’enquête sur l’influence des mouvements à caractère sectaire dans le domaine de la santé, entre autres sur la « Commission des Citoyens pour les Droits de  l’Homme », dont la dénomination trompeuse dissimule les liens de cette organisation avec la scientologie https://www.senat.fr/rap/r12-480-1/r12-480-11.pdf

[6]. Voir le chapitre Sur la Minaprine Agr 1240 (Cantor) tiré de l’Alchimie de la Découverte, par Henri Laborit et Fabrice Rouleau, en ligne à  www.interzoneeditions.net/alchimie_d%C3%A9couverte.pdf

[7]. Ces propos m’ont été rapportés par la psychologie Mireille de Moura qui assistait à ce congrès.

[8]. Voir le programme d’études des infirmiers de secteur psychiatriques dans le site « Psychiatrie infirmière » http://psychiatriinfirmiere.free.fr/infirmiere/formation/programme/isp.htm

[9]. Source: le site infirmier.com: https://www.infirmiers.com/admission-ifsi/devenir-infirmiere/le-financement-des-etudes-en-soins-infirmiers.html  

[10]. Source: le site actusoins.com: http://www.actusoins.com/290501/cout-moyen-rentree-dun-etudiant-soins-infirmiers-seleve-a-plus-de-2570-euros.html

[11]. Source: Centre Hospitalier Régional Universitaire de Lille http://ifcs.chru-lille.fr/PRESENTATION/index.html .

[12]. INAMI: institut national d’assurance maladie-invalidité: institution publique de sécurité sociale, chargé entre autres de la validation des diplômes et de l’attribution d’un numéro d’INAMI pour les professionnels de santé.

[13]. Propos tenus en septembre 2012 par Madame Aliette Guthrin, Direction de la Stratégie, ARS Poitou-Charentes.

[14]. Voir, la tribune du collectif « Nos vies d’abord », publiée par Mediapart le 21 juin 2019:

« Notre pays fait face à une grave crise sanitaire. Nous, professionnels de santé, de concert avec les institutions, les syndicats et les usagers, alertons depuis des années sur les dangers liés aux contraintes budgétaires imposées à tous les secteurs de la santé.

Les constats sont sans appel, les drames ne font plus exception. Des dizaines des nôtres se sont suicidés. Ce sont autant de familles, de proches et de collègues brisés. Dépression, anxiété, pathologies liées au stress, addictions, les enquêtes sur notre propre santé sont alarmantes.

Partout sur le territoire, nous avons le sentiment de devenir des robots à la chaîne, n’ayant plus le temps de soigner nos patients humainement. Il faut que vous le sachiez, nous n’avons plus les moyens de prendre correctement soin de vous.

Des patients décèdent en salle d’attente des Urgences. En l’absence de prise en charge rapide, la mortalité y augmente de près de 40% pour les malades graves. Pour obtenir un rendez-vous avec un médecin de ville ou en centre médico-psychologique, pour être pris en charge aux urgences, pour être hospitalisé, les temps d’attente deviennent aberrants et dangereux.

Les temps de toilettes sont comptés, on bouscule nos aînés. Le temps manque pour accompagner les patients alités aux toilettes. Les plus vulnérables sont doublement punis, n’ayant d’autre choix que de « faire sur eux ». C’est insupportable.

En psychiatrie, le recours à la contention et aux chambres d’isolement est devenu trop fréquent faute de soignants disponibles et de temps humain pour apaiser les situations de tension.

Notre métier perd son sens et son humanité, car nous sommes soumis aux injonctions contradictoires de « prendre soin » tout en étant « rentables, rapides, flexibles ». La rentabilité est devenue le maître mot partout, censée légitimer des pratiques indignes. La technique remplace l’éthique. Chaque lit, chaque service, chaque maternité, chaque hélicoptère, chaque ligne de SAMU considérés comme non rentables sont menacés.

Combien coûtent les vies humaines ? C’est la question que nous posons. En vingt ans, 100 000 lits ont été fermés alors même que la population augmente et vieillit ; la moitié des maternités du pays également.

Devons-nous accepter que l’argent ait pris le pas sur l’humain ? Les vies sauvées et le respect de la dignité ne sont pas affaires de marché et de coûts financiers.

Il est temps de s’opposer aux choix budgétaires technocratiques, de décider de notre avenir et des investissements pertinents à faire pour mieux soigner, et de construire une véritable démocratie sanitaire. Nous, professionnels de santé de tous les secteurs, avons besoin de vous et appelons ce jour à la mobilisation citoyenne massive, car la dégradation de notre système de soin nous met toutes et tous en danger, professionnels comme patients. » Le Collectif – Nos Vies d’Abord.

[15]. Cf la FICHE D’INFORMATION GENERALE SUR L’INTELLIGENCE SEMANTIQUE  et la FICHE D’INFORMATION TECHNIQUE SUR L’INTELLIGENCE SEMANTIQUE ou méthode IGGACE, &  Libération,: Allocations familiales: les conseils policiers contre «l’individu mensonger » http://contrejournal.blogs.liberation.fr/2008/09/18/allocations-fam/, François Meurisse, 18 septembre 2008.

[16]..« Nous commençons par le « père » de tous les paradoxes logiques, le plus ancien d’entre eux: le paradoxe d’Epiménide (ou du menteur). Historiquement, on attribue au poète Epiménide (vers le VI ème siècle avant J.-C.) la déclaration suivante: « Tous les Crétois sont des menteurs » (1)

Mais Epiménide est lui-même un Crétois. C’est donc un menteur, et il n’est pas exact que tous les Crétois soient des menteurs… L’affirmation (1) se contredit donc elle-même. Toutefois, ce n’est pas la version la plus aiguë du paradoxe. En effet, la négation de l’assertion d’Epiménide n’est pas auto-contradictoire. Si Epiménide a menti, certains Crétois ne sont pas des menteurs — ce qui n’empêche pas Epiménide d’en être un lui-même. Le cercle vicieux disparaît, d’autant plus facilement que la définition du menteur est vague: un menteur n’est pas censé proférer uniquement des mensonges — tâche épuisante.

L’essence du paradoxe réside dans un énoncé qui affirme lui-même sa propre négation. Une version plus élaborée consiste à affirmer simplement « La présente phrase est fausse » (appelé paradoxe d’Eubulides), ou de manière encore plus concise: « Je mens ». De tels énoncés sont dits autoréférents. Dans ces cas-là, impossible d’échapper à la circularité, que l’on suppose l’affirmation vraie ou fausse.

La seule façon satisfaisante de résoudre ces problèmes consiste à prendre des dispositions pour interdire la formation de tels énoncés. Toutefois, l’autoréférence prend parfois une forme plus technique qui la rend difficile à déceler. Pire encore, elle se cache au cœur de certaines notions mathématiques… » http://math.pc.vh.free.fr/divers/paradoxes/epimenide.htm

[17]. Voir le portail des sites d’Interzone www.inter-zone.org/ et les rapports d’activité https://sites.google.com/site/aubertisa/

 

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